Combien de films proclament, même sans le vouloir, qu’ils reflètent « la vie », qu’ils sont « la réalité », ou, horreur, tiendraient « la vérité » ? Les films de Hong Sang-soo, eux, ne brandissent aucun étendard, ils ne prétendent à rien. Certes, les trois premiers affirmaient un style, en apparence rigide. Mais il créait tellement de troubles de la perception ou dans l’intime des personnages qu’il réussissait à effacer structures et façade pour mettre l’humain à nu. The turning gate et son trait « ligne claire » marquait une rupture. Hong Sang-soo filmait plus frontalement, plus bas, plus près, moins long parfois.
Avec La femme est l’avenir de l’homme, il épure encore son écriture. Un critique des Cahiers du cinéma a essayé de définir, à propos de ce film, la notion d’«invisibilité de la forme». Contorsion particulièrement impossible : à partir du moment ou une caméra est plantée, un plan coupé, «la forme» existe. Hong Sang-soo n'abandonne pas du tout sa «forme». Elle est toujours autant dans des cadres rigoureux, des plans qui font oublier leur longueur (et la prouesse technique qui va avec) parce qu’il s’y passe tant de choses dedans, elle est dans ce montage pensé en grands ensembles et jamais en terme de « raccords » classiques. Elle est plus accessible, oui, moins visible, non. Par exemple, ici, il neige et c’est magnifique. Les scènes de sexe ne sont plus filmées selon cet axe unique des autres films (c’est un label, maintenant), mais en (pleine) face, insérées entre deux autres scènes comme on aligne des diapos. Ça parle. Baise. Soju. Ça parle. Blague (de plus en plus drôles, les Hong Sang-soo, au fait). Ça parle. Il neige. Hong Sang-soo filme maintenant simple car le fond de son cinéma est d’une telle complexité que cela suffit comme matière.
Dans La femme est l’avenir de l’homme, c’est le temps qui fait des trajets sineux : passé lointain, présent, futur proche, une vraie conjugaison, mais sur un même verbe. La mise en scène ne va pas dire au spectateur qu’on est dans le passé ou de combien c’est le futur. Le passé est présent et le présent passe, rien d’autre à ajouter, à renforcer par des effets. « Tu aimes, toi, quand un personnage dit « on va à la mer », et le plan d’après ils sont à la mer ? », demandait Pialat à son monteur. Hong Sang-soo il n’aime pas non plus, parce que ça ne se passe jamais comme ça. D’abord, avant de décider d’y aller, ses personnages boivent, et cela changera l’action prévue. Cette conjugaison des temps remplie de fautes inclue aussi le conditionnel. Il faut toujours douter de ce que filme l’homme du vertigineux La vierge mise a nue par ses prétendants. A la fin de La femme est l’avenir de l’homme, une séquence dans un hotel est trop conforme aux fantasmes d’un professeur. D’ailleurs elle est peut être vue à travers les yeux du personnage cinéaste.
Mais rien n’est ainsi « dit ». On se sent toujours con à mettre du sens sur les films de Hong Sang-soo, qui se battent contre tout jugement. Le titre ne veut rien dire et en même temps est le plus parfait et exact résumé du film. « On va croire qu’on a marché dans un sens, alors que tu auras fait un aller-retour », dit Munho à Hunjoon, qui vient de marcher dans la neige, et revient sur ses pas. C’est comme une phrase-programme qui donnerait des clés pour le film. Mais le chemin qui est tracé est au moins aussi droit que Mulholland Drive. Munho aime sortir des grandes phrases qui pètent, c'est juste lui, c'est un prof. Faut pas chercher plus loin : La femme est l’avenir de l’hommen'est formé que de faits, ça parle, ça baise, ça boit. Et qu’est-ce que ça boit. Combien on en a vues, des scènes de beuveries au cinéma. Bien peu arrivent à la cheville des bitures qu'on se prend au bar Hong Sang soo. Là, il y en a une sévère, la représentation la plus parfaite de comment vire une soirée arrosée quand on est un peu déprimé à la base. Une épave drague la voisine sur un slow de supermarché. Un mec se vautre sur le canapé. On s’excuse pour tout, d’exister, d’être parti, d’être revenu. Ça passe de chambre en chambre, ça se relève pour aller pisser. Ça suce et ça s’en souvient même pas. Le lendemain matin, casquette plombée, trou noir. Qui m'a sucé, déjà, cette nuit ? Elle est dans une séquence comme ça, la grande différence entre les films de Hong Sang-soo et les autres : ses films SONT la vie, sans même le chercher. La pellicule pense au rythme des personnages, le montage épouse leurs contradictions, la narration commence benoitement parce que ces deux losers, à la base, on s’en fout, et à la fin, la densité est telle qu’il n’y a qu’eux, on oublie, enfin, toute forme, tout cinéma. On a rien senti mais tout d’un coup ça monte à la tête et ça prend aux tripes. La femme est l’avenir de l’homme, c’est un chef d’oeuvre qu'on enfile comme un verre de soju.
Hong Sang-Soo aura atteint avec ce film un vrai degré de perfection. Les rapports humains, traités avec un regard d'une belle proximité, sont montrés sous un jour des plus naturels et le fait de voir des hommes comme vous et moi, pas plus fringants que la moyenne locale, prendre du plaisir dans la vie de tous les jours, est un bonheur. Deux amis, Mun-Ho et Hun-Joon se retrouvent à Séoul en plein hiver pour retrouver une femme qu'ils ont aimé chacun à leur tour. En partant aux Etats-Unis, Hun-Joon a laissé cette dernière seule, trop longtemps, avant que Mun-Ho ne devienne son amant. La magie du film réside dans la spontanéité des acteurs, dans la banalité -touchante- des dialogues parfois irrésistibles dépeignant une société coréenne sans tabou comme lorsque Mun-Ho confie à son ami que "les coréens aiment trop le sexe, ils n'ont rien de mieux à faire". Les deux hommes semblent aussi incapables de vivre le moment présent, se rattachant au passé pour s'extérioriser et peut-être trouver des réponses aux questions qu'ils se posent. Ils sont mal, ne le montrent pas en apparence mais seulement sous l'effet de l'alcool, notamment lorsque Hun-Joon s'en veut d'avoir laissé Sunhwa seule durant son séjour aux Etats-Unis et qu'il demande aux convives assis autour d'une table richement garnie de bouteilles de Soju, de le brûler avec une cigarette. Le portrait des deux hommes et de la belle Sunhwa est ainsi remarquable d'ironie et de réalisme, la musique très présente est utilisée aux moments opportuns et apporte une dimension pleine de fraîcheur, immaculée d'une nostalgie palpable : les deux hommes ne savent plus quoi faire et ne peuvent trouver des repères que par la présence de celle qu'ils ont aimé fut-il un temps, la musique ironise leur solitude et les couacs ou autres sons un peu tordus que l'on entend appuient davantage leur drôle de parcours sentimental.
Et cette peinture d'hommes coréens moyens est faite au plus près de leurs émotions, les plus primaires, notamment lorsque Mun-Ho demande à Sunhwa de le sucer, laquelle acceptera sans broncher. Pas grave, ça lui fait plaisir. La femme peut donc ici participer au bonheur de l'homme, comme si c'était la simple réponse à sa purification après avoir subi un viol ou lorsqu'elle s'est retrouvée seule bien trop longtemps après le départ de son homme pour les Etats-Unis. Et puis, elle se dit que ce n'est pas grave. Et vu que les hommes sont incapables d'évoluer dans le moment présent, ce sont les seuls à ne pas digérer les petites piques, comme lorsque Hun-Joon confie à Sunhwa qu'il ne dormait pas le soir où cette dernière fit une fellation à Mun-Ho avant de s'en aller au loin. Le spectateur ne le reverra pas. Et ce Mun-Ho de terminer son parcours dans le Séoul enneigé une nouvelle fois seul, raccompagnant une de ses étudiantes après un plan cul dans un motel crasseux. Dans ce Hong Sang-Soo proprement formidable, l'alcool rassemble les Hommes et les rend plus francs. Du brut de décoffrage, absence totale de fioritures, on fait l'amour, on discute, on pleure et on rigole. Un film qui se rapproche au mieux des Hommes, et la mise en scène exceptionnelle du cinéaste (qui évite d'ailleurs le trop-plein de zooms) permet de canaliser le regard, la posture, la réplique de chacun. Un naturel confondant, un cadre laissant échapper des notes de poésie formidables (la jeune femme qui attend régulièrement son chauffeur, robe et cheveux au vent, à l'extérieur du restaurant, la neige qui virevolte dans les airs, la femme qui rentre et sort du cadre alors que les hommes sont incapables d'en sortir), le naturel de l'interprétation inoubliable des trois acteurs qui ne sont plus acteurs dans la diégèse, mais acteurs dans la "vie" (Hong Sang-Soo est d'ailleurs réputé pour ne pas forcément garder la meilleure réplique), cet ensemble confine au bonheur. Un bonheur qui découle de quoi au final? D'une sincérité, qualité qui démarque un grand film d'un bon film. Chef-d'oeuvre d'un mec vrai.
la Femme est l'avenir de l'homme est raté. Pas au sens où l'a entendu le public coréen qui a détesté le film. Pas mauvais loin de là, juste raté par rapport à ce qu'il tentait. Soit de dérégler la mécanique trop parfaite, limite artificielle des dispositifs scénaristiques des précédents films du cinéaste. Notamment en tentant de renier sa désormais légendaire symétrie de construction. Pour ce faire, le film a recours à la multiplication de trous narratifs et a recours à la déconstruction temporelle. Hong Sang Soo tente même cette fois de se passer de la béquille des chapitres de son film précédent. Sauf que malgré toutes ces tentatives de casser la « mécanique » HSS cette dernière subsiste (les répétitions de situation notamment…) et guide trop bien le récit un peu comme une Ferrari dont on aurait endommagé la carrosserie mais au moteur en parfait état de marche. Pour le reste, la mise en scène du cinéaste semble avoir atteint un certain degré d'épure classique avec ses déplacements de caméra intervenant au bon moment pour saisir un détail significatif, sa précision dans le travail sur le cadre, son travail sur la focale remarquable de discrétion ainsi que son utilisation du hors champ. La photo est un peu plus travaillée qu'à l'habitude et d'une extreme subtilité épousant l'ambiance enneigée qui est un des piments de ce Hong Sang Soo cuvée 2004 -terme approprié à ce cinéaste aux personnages se révélant au détour de ces scènes de longues saouleries sans lesquelles le cinéma coréen ne serait pas ce qu'il est-. Quant au montage, il dilate comme à l'habitude les plans du film pour saisir un moment de spontanéité d'un acteur ou une nuance dans son regard, bref pour saisir ses imprévus de tournage qui font la force des films du cinéaste.
Thématiquement, on retrouve les ingrédients qui ont donné aux Hong Sang Soo précédents leur saveur dans une oeuvre aux allures de film somme qui n'en aurait pas la prétention du fait d'une durée courte et de sa volonté de ne pas se claironner comme tel : la sexualité frustrante du Pouvoir de la Province de Kangwon, celle plus plaisante d'un the Turning Gate, toutes deux filmées avec la frontalité habituelle du cinéaste, les hommes parfois brutaux dans leurs attitudes vis à vis des femmes du Jour où le cochon est tombé dans le puits, des moments où la frustration est exprimée de façon plus nuancée comme dans ses deux films précédents plus optimistes, la tristesse du constat sur les rapports entre le sexes du Jour où le cochon est tombé dans le puits, l'incapacité des hommes à maitriser un jeu de la séduction où la femme est reine de la Vierge mise à nu par ses prétendants, les marivaudages néorohmeriens traversant toute l'oeuvre du cinéaste, la description des milieux artistiques de la Vierge mise à nu par ses prétendants et the Turning Gate, les femmes osant parfois prendre les devants avec les hommes d'un the Turning Gate mais aussi les moments droles des deux précédents films du cinéaste, leurs instants imprégnés d'une tristesse légère n'empechant pas d'aller de l'avant dans la vie.
On pourrait aussi mentionner le titre en trompe l'oeil, l'avenir du titre citant Aragon étant une femme incarnant le lien entre le passé des protagonistes principaux et les femmes incarnant les joies et les déceptions présentes et futures des protagonistes masculins dans un jeu de séduction voué à se reproduire éternellement pour leur plaisir et déplaisir. A Cannes, les critiques étrangers ont reproché au film de ne pas délivrer de "message". Mais heureusement qu'Hong Sang Soo ne cherche pas à se conformer à une vision académique et usée du cinéaste calquée qui plus est sur le modèle de l'écrivain du 19ème siècle. Il fait par contre ce qu'on attend du cinéaste: avoir un regard sur ce qu'il filme. Et le regard d'Hong Sang Soo sur la société coréenne et le couple est ici comme dans ses films précédents empreint d'une grande tristesse qui n'exclut pas un certain amour de la vie. Mais là où on peut donner tort à la fois à HSS et aux critiques étrangers, c'est que le risque du "message" asséné aussi légèrement qu'un tank a tendance à pointer le bout de son nez par moments: quelques dialogues où un commentaire attristé sur la société coréenne et le couple est exprimé de façon démonstrative font ainsi tache dans ce bel ensemble. Le talent est toujours là mais le danger du trop appuyé absent des précédents films du cinéaste fait un début d'apparition.
D’où un Hong Sang Soo au bilan mitigé. Un film auquel ses qualités permettent de surnager sans problème dans la production coréenne contemporaine mais une tentative ratée de dépasser ses limites en tant que cinéaste. L’avenir appartient-il à Hong Sang Soo ? Le film en fait douter mais on espère que oui.