La Nouvelle Vague à la Nikkatsu

L'emergence de la Nouvelle Vague au Japon: le rôle de la Nikkatsu

 A partir de la fin des années 50, le Japon connut comme d'autres pays du monde sa "Nouvelle Vague" ruant dans les brancards du modèle cinématographique de son temps. Sauf que si en France elle recouvrait un vrai "groupe" de cinéastes, l'appellation correspondait au Japon à des jeunes cinéastes ayant très peu en commun. Le terme fut utilisé par les critiques pour évoquer des cinéastes "rebelles" de la Shochiku: OSHIMA Nagisa, YOSHIDA Yoshishige et SHINODA Masahiro. Tous trois s'en prenaient violemment aux "maîtres" du studio tels que KINOSHITA et OZU, accusés de faire un cinéma "bourgeois" se bornant à décliner des formules à succès. OSHIMA et YOSHIDA admiraient alors GODARD et ils affectionnaient également la modernité cinématographique (RESNAIS, ANTONIONI). Du côté de la DAIEI, MASUMURA Yasuzo fut également un de ses précurseurs: son film Les Baisers (1957) fut défendu par OSHIMA critique. Plus tard, cette Nouvelle Vague allait se manifester dans les années 60 via le cinéma indépendant avec des cinéastes comme TESHIGAHARA Hiroshi et HANI Susumu. Mais de par sa position dans le système de studios japonais des années 50, un studio allait jouer un rôle important dans l'émergence de la Nouvelle Vague: la Nikkatsu.

 

La situation de la Nikkatsu au début des années 50

Durant la Seconde Guerre Mondiale, le gouvernement japonais impose la fusion des entreprises, fusion s'appliquant alors aussi au cinéma. Ne restent alors que trois sociétés: la TOHO, la Shochiku et la DAIEI. Vu son statut de major "peu développée", la Nikkatsu décide alors de mettre en commun ses studios et ceux de la DAIEI. Elle se contente pour sa part de la distribution. Durant l'après-guerre, la distribution de films américains se révèle lucrative pour la Nikkatsu. Elle décide alors de refaire des films et fera construire en 1954 de nouveaux studios dans la banlieue de Tokyo. Elle recrute alors son personnel dans le monde des productions indépendantes, du spectacle et du théatre. Effrayées par un risque d'hémorragie, 5 majors (Toho, Shochiku, DAIEI, Shintoho, TOEI) signent un accord en 1953. Son contenu: dès qu'un acteur, un réalisateur ou un scénariste signe un contrat avec une autre société sans l'autorisation préalable de la sienne, les 5 compagnies ne l'emploieront plus. Les règles sont encore plus sévères pour un débutant: interdiction de travailler pour d'autres compagnies pendant trois ans. Cet accord limite considérablement la liberté des cinéastes et rend le recrutement difficile pour la Nikkatsu. Des cinéastes n'ayant pas pour des raisons quelconques su faire valoir leurs talents dans d'autres compagnies vont pourtant la rejoindre. HISAMATSU Seiji, ICHIKAWA Kon et KAWASHIMA Yuzo sont de ceux-là. Ancien assistant à la Shochiku, NAKAHIRA Ko va également rejoindre la compagnie.

Un précurseur de la Nouvelle Vague à la Nikkatsu: KAWASHIMA Yuzo


SuzakiAprès avoir été assistant-réalisateur pour KINOSHITA Keisuke, KAWASHIMA Yuzo devient en 1943 réalisateur pour la Shochiku. Mais l'échec public de ses premiers films l'oblige à travailler dans l'ombre d'OZU et de KINOSHITA. Revenant ensuite derrière la caméra, il tourne des films de commande parfois couronnés de succès. En 1951, il rencontre son futur coscénariste IMAMURA Shohei. Mais à la Shochiku il a du mal à imposer sa vision du cinéma. Ce type de conflit artiste/studio annonce d'ailleurs celui d'OSHIMA avec le même studio des années plus tard. En 1954, il quitte la Shochiku pour la Nikkatsu où il trouvera une plus grande liberté créatrice. Réagissant au désir des cinéastes de son temps de faire des films sérieux à sujets sociaux, KAWASHIMA va dépeindre des figures d'antihéros, de personnages ridicules dans leur désir de rester dans le coup. Le burlesque du traitement contraste avec les films en costumes et les mélodrames alors en vogue. Pour la Nikkatsu, il signe la satire à succès le Poids de l'amour (1955), le réaliste le Paradis de Suzaki (1956) et la célèbre comédie Chronique du Soleil à la fin d'Edo (1957). Ce dernier film influencera beaucoup un IMAMURA coscénariste du projet. Nanti de son succès public, KAWASHIMA quittera la Nikkatsu pour obtenir un salaire plus conséquent et travaillera pour la TOEI et la DAIEI. Mais la Nikkatsu aura joué un rôle-clé dans la "naissance" d'un cinéaste dont les préoccupations (figures d'antihéros, de marginaux, d'escrocs et de politiciens véreux du Japon d'après-guerre) préfiguraient celles de la Nouvelle Vague japonaise.

Le Taiyozoku et NAKAHIRA Ko

Parmi les assistants-réalisateurs de KAWASHIMA à la Shochiku, on trouve une autre figure importante de l'immédiat avant-Nouvelle Vague: NAKAHIRA Ko. Ce dernier fut également assistant-réalisateur pour KUROSAWA Akira et KINOSHITA Keisuke. La même année que KAWASHIMA il intègre la Nikkatsu. Il commencera par y être assistant-réalisateur pour YAMAMURA So et SHINDO Kaneto. Mais c'est un phénomène littéraire qui va le mettre à l'avant-poste du renouveau du cinéma japonais du milieu des années 50. Au milieu des années 50, la question de la jeunesse est au centre de la littérature en Occident grâce à des écrivains comme SAGAN ou SALLINGER. Au cinéma, Graine de violence (sortie japonaise: 1955) et La Fureur de Vivre (sortie japonaise: 1956) allaient réorienter le cinéma commercial américain vers un public plus jeune et plus cynique.

Au milieu des années 50, la délinquance juvénile est devenue une inquiétude majeure des pouvoirs en place avec entre autres les blousons noirs en France, les teddy boys au Royaume Uni et les taiyozoku (génération du soleil) au Japon. Ce dernier terme fut inventé pour caractériser les figures de jeunes hommes riches, s'ennuyant et amoraux peuplant les livres d'ISHIHARA Shintaro tels que Season of the Sun (1955) et Crazed Fruit (1956). Ses "héros" incarnaient le cauchemar du gouvernement japonais conservateur de l'époque: parents absents, soif jusqu'à l'exçès de loisirs, d'argent et de sexe. ISHIHARA gagna le prestigieux Prix AKUTAGAWA et en 1956 un recueil de ses nouvelles devint un Best Seller. Pour certains, sa célébrité soudaine incarne la fin au Japon des salons littéraires remplacés par la figure de l'écrivain/star. Toujours est-il qu'il reçut des milliers de lettres de lecteurs se reconnaissant dans ses personnages. On pourrait néanmoins relativiser cela en ajoutant que le niveau de vie du Japon de l'époque était loin de celui de l'Amérique et que la plupart des lecteurs ne pouvaient que rêver des hors bords, des villas au bord de mer et des boites de nuit fréquentées par les personnages d'ISHIHARA. Même si leur auteur se réclamait de CAMUS et d'HEMINGWAY, ces livres semblaient marqués par un ressentiment à l'égard de la gérontocratie du Japon de leurs temps et de l'Amérique. Très vite, des hebdomadaires alors en pleine croissance voient le potentiel financier du phénomène taiyozoku. Ils oublient alors des histoires à la violence crue tout en publiant des débats entre Ishihara et ses détracteurs. Moins qu'on porte parole d'une génération, ISHIHARA devint grâce aux photos de lui publiées dans ces magazines une icône de la pop culture nipponne, une incarnation de la nouvelle virilité du Japon d'après-guerre, celle d'un sportif assoiffé de "frissons". Depuis, ISHIHARA est devenu un homme politique conservateur et le gouverneur de Tokyo.

Passions JuvénilesCette "nouvelle virilité" trouvera en la personne du frère d'Ishihara, ISHIHARA Yujiro, une incarnation sur grand écran avec l'adaptation à l'écran de Crazed Fruit par NAKAHIRA Ko: Passions Juvéniles (1956). En 1954, la Nikkatsu avait tenté de se créer un public avec des adaptations littéraires de grandes oeuvres. Mais en 1956 la Nikkatsu est au bord de la faillite. La compagnie avait mis une option sur Season of the sun et acheté les droits de Crazed Fruit. Afin de rivaliser avec les autres studios, la Nikkatsu se tourne alors vers la violence et l'érotisme des taiyozoku. Cette stratégie commerciale permettra la promotion de jeunes assistants-réalisateurs et techniciens afin de réaliser des films avec de jeunes acteurs inconnus et susceptibles de plaire au jeune public. Parmi eux, SUZUKI Seijun mais aussi NAKAHIRA Ko. La Nikkatsu comptait utiliser pour promouvoir le film la notoriété du livre et surfer sur le succès de scandale d'autres taiyozoku sortis cette année-là. Passions Juvéniles va alors faire l'effet d'un petit coup de tonnerre sur le cinéma japonais de son temps. Avec son montage elliptique et son tournage en extérieurs plutôt qu'en studio, le film est porteur d'une fraicheur que d'autres cinéastes de studios tenteront de reproduire ensuite. Le jeune critique François TRUFFAUT saluera le film dans un article intitulé Si jeunes et des japonais. Alors critique, OSHIMA y verra un des films annociateurs du renouveau du cinéma japonais.

Les taiyozoku furent financièrement très profitables pour la Nikkatsu et la DAIEI mais cette vogue ne dura pas. A une époque de recrudescence de faits divers, ils furent accusés de corrompre la jeunesse. Ces films se retrouvent attaqués dans la presse tandis que des associations demandent au pouvoir en place l'interdiction de ces films et une censure accrue. Si les articles constitutionnels sur la liberté d'expression jouèrent un rôle de relatif frein aux désirs du pouvoir en place, la censure et les interdictions aux mineurs furent renforcées, les affiches racolleuses hors des cinémas interdites. Du fait de pressions indirectes des conservateurs, les studios annonçèrent durant l'été 1956 l'arrêt de la production de taiyozoku. Si le règne du genre fut bref, le goût de ces films pour l'ironie et les ruptures rythmiques trouva très vite un écho aussi bien chez la Nouvelle Vague japonaise que dans une partie du cinéma de studio sixties. Même si les cinéastes qui suivirent évitèrent les exçès érotiques et violents des taiyozokus. Et par la suite la crise du système de studios obligea les studios à se cibler le jeune public plutôt que le public familial des films en costumes fifties. Ce faisant, de jeunes cinéastes tels qu'OSHIMA, YOSHIDA ou IMAMURA purent bénéficier de plus de liberté artistique. Quant à NAKAHIRA, il fut encore un certain temps une figure de proue de la Nikkatsu, réalisant quelques films avec les stars du studio. Mais l'alcoolisme nuira à son travail et il se retrouvera à la fin des années 60 à travailler pour la Shaw Brothers sous pseudonyme.

Les débuts d'IMAMURA Shohei à la Nikkatsu

désirEn 1951, IMAMURA Shohei intègre la Shochiku. Il travaille comme assistant sur trois films d'OZU dont le classique Voyage à Tokyo (1953). Mais les méthodes de tournage d'OZU, en particulier sa précision dans la direction d'acteurs l'irritent très vite. Il préfèrera travailler avec KAWASHIMA Yuzo, cinéaste plus proche de lui dans ses préoccupations thématiques. En 1954, IMAMURA se retrouve transféré à la Nikkatsu pour deux raisons: la compagnie cherche de nouveaux talents et il sort avec une administratrice de la Shochiku qu'il épousera plus tard. La même année, Kawashima le rejoint. Imamura travaille alors comme coscénariste et assistant pour ce dernier. Plus tard, il dira que son travail de scénariste à la Nikkatsu lui a permis de progresser comme conteur. A la fin des années 50, il a enfin une opportunité de promotion comme réalisateur. Il travaillera ensuite pour la Nikkatsu jusqu'en 1965. En 1958 sortent ainsi pas moins de trois films signés Imamura. Avec Désir Effacé, il rend hommage à une troupe de kabuki ambulante. La Rue des Néons est une comédie de commande plus tard reniée par le cinéaste mais où il détourne les clichés du genre. Ce film lui fut imposé pour lancer un chanteur en échange d'une plus grande liberté pour son film suivant. Il décidera alors ne plus vbouloir tourner de film de commande. Désir Inassouvi voit quant à lui émerger le regard d'entomologiste caractéristique de ses films des années 60. On y voit des personnages guidés par l'appât du gain et la scène de la recherche de paquets de morphine enterrés par les Américains annonce Cochons et Cuirassés (1961). En 1959, il tourne une commande évoquant la vie d'une famille pauvre coréenne dans un village minier: Les Enfants du Charbonnage. 1961 est l'année de Cochons et Cuirassés, scandale en son temps. Cette satire se situe sous l'occupation américaine. Il y est question d'un jeune couple en conflit: lui est obsédé par la prime promise par son clan, clan lui ayant confié la gestion d'un élevage de cochons (élevage acquis en corrompant des militaires US); elle rêve d'une vie digne et plus modeste. Le film permet à IMAMURA de développer véritablement certaines caractéristiques de son travail futur. En 1963, il réalise la Femme Insecte, portrait d'une prostituée luttant pour son indépendance. En 1964, Désir Meurtrier offre le portrait d'une femme finissant par s'attacher à celui qui l'a violée. A partir de 1965, IMAMURA quitte la Nikkatsu pour fonder sa propre compagnie de production.

La Nikkatsu précurseur de la Nouvelle Vague?

La Nikkatsu était-elle vraiment en avance cinématographiquement sur la concurrence? Il s'agirait plutôt du fait qu'elle fut en crise avant les autres studios pour cause de manque de vraies stars, de calcul commercial raté et de désir des compagnies concurrentes de l'étouffer. Et c'est ce contexte de crise qui engendra de la prise de risques commerciale et donna l'opportunité à de jeunes aspirants cinéastes d'être promus et de disposer d'une relative liberté artistique. Cette situation, les studios concurrents la vécurent avec un petit décalage temporel. Plus que de notre Nouvelle Vague, ce contexte pourrait être rapproché du contexte d'émergence de la "Nouvelle Vague" américaine du début des années 70. Se sentant à la remorque des attentes du public, les executives hollywoodiens donnèrent leur chance à de jeunes cinéastes depuis passés à la postérité. Dans les deux cas, même si un vrai cinéma indépendant émergea au Japon dans les années 60, il s'agissait d'un renouveau s'exprimant à l'intérieur d'un système de studios.

sources: Criterion, Festival des 3 continents, Sensesofcinema, Le Cinéma Japonais de Sato Tadao.

date
  • septembre 2005
crédits
Studios