Interview Tsai Ming-Liang

Introduction
Rencontre avec Tsaï Ming-Liang venu présenter à Paris son dernier opus "La Saveur de la pastèque" récompensé du prix de la " meilleure contribution artistique" à la Berlinale 2005, non sans avoir fait claquer quelques sièges. L'occasion de six questions sur ce nouveau chef d'oeuvre , drôle et tragique, réaliste et baroque.
Interview

Que recouvre le titre original du film « Un nuage au bord du ciel » et comment en est-on arrivé à « la Saveur de la pastèque » ?

«Un nuage au bord du ciel » est le titre d’une chanson (Tian Bian Yi Duo Yun interprétée par Bai Guang), j’ai choisi ce titre parce qu’il reflète les sentiments qu’éprouvent les personnages du film: deux nuages errants, passifs en quelque sorte, qui se rencontrent puis se séparent.
Je peux par contre difficilement juger du titre français, il vient des distributeurs, je m’en remets à leur savoir-faire et à leur façon de communiquer autour d’un film.Chaque pays a une culture différente, je sais qu’inversement les titres de films français sont souvent traduits à Taiwan en fonction des habitudes du public.
Et puis, vous savez, certes un nuage flotte dans le ciel mais on peut très bien voir une pastèque peut flotter dans une rivière !!. (rires …)

Vive l’Amour! " est le seul film qui vous disiez avoir écrit complètement. Or, ce film fait suite à " Là-bas qu’elle heure est-il ? " et du virus de "The Hole" à la pastèque de " Vive l’Amour ! ", vous retravaillez d’une manière très précise les thèmes de votre propre cinéma, le film semble plus découpé.
Est-ce dû à une démarche d’écriture complètement différente?

Je ne crois pas aux scenarii. Bien sûr j’écris un premier texte, en particulier sur ce film où j’ai travaillé avec une équipe internationale et qui est co-produit à l’étranger, il était important que les gens puissent comprendre dans quelle direction j’allais. C’est une contrainte liée à la recherche de financements, j’écris automatiquement un scénario qui apporte un matériel de base et un élément de travail clair pour tous.
Mais en réalité, je ne me fie pas à mon propre scénario, je ne veux pas faire au moment du tournage la copie d’un scénario. Je considère au contraire que ce qui est important advient au moment de filmer. Tout se joue devant la camera, j’enregistre la vie telle qu’elle est devant la camera : c’est le matériau premier dans lequel je puise et qui nourrit mes recherches.
Si le scénario initial fournit une ossature qui me permette d’évoluer, je le mets progressivement de côté à mesure du tournage avance.
Parce que le tournage pose au film ses propres questions.
Sur «la Saveur de la Pastèque », je ne savais pas qu’elle serait la fin du film, c’est seulement au deux tiers du tournage que s’est dessiné pour moi l’idée de cette scène finale.
Cela engendrait une autre problématique: il fallait désormais pousser le film vers cette scène.
Trouver une direction au film, c’est un processus, cela passe par beaucoup de discussions avec mes acteurs, je m’appuie sur les relations très étroites que j’entretiens avec eux.

Dans le film, Shiang-chyi rencontre ce garçon qui est acteur porno et dans la réalité personne autour de moi n’a eu cette expérience, il est donc très difficile d’envisager la situation et la façon dont les personnages peuvent réagir, c’est une découverte qui se fait lors du tournage.
Le personnage doit réellement vivre cette situation pour que je puisse me faire une idée de ses réactions et alors seulement je peux tenter de dégager toute l’ambiguïté de ses sentiments.
Les thèmes mêmes du film se modifient constamment, c’est une création véritable entre mes acteur et moi. Le scénario ne décide de rien, la vie d’un film commence sur le tournage.
Il faut aussi prendre en compte les contingences liées au tournage.
Par exemple, nous avons eu beaucoup de mal à tourner cette scène où Shiang-chyi porte le corps inerte de l’actrice porno dans le couloir.
Sumomo (Yozakura), l’actrice porno japonaise disait que nous pouvions toucher n’importe quelle partie de son corps à la condition de ne jamais toucher son cou - elle devait avoir des raisons très personnelles et nous n’avons pas chercher à savoir pourquoi-.
Bien sûr, cela a complètement modifié le jeu de Shiang-chyi puisqu’il fallait se préoccuper en permanence du cou de l’actrice. Nous avons fait un nombre considérable de prises. Finalement, Shiang-chyi est allée trouver Sumomo et l’a pris à part pour lui expliquer: « Tu sais, dans ce film, tu as un rôle essentiel et je suis complètement dépendante de toi. Finalement, tu représentes mon corps et moi je représente ton âme, c’est comme si mon corps c’était endormi et que l’âme doive réveiller ce corps. Nous ne sommes qu’un seul et unique personnage dans ce film là. »

Cette conversation m’a particulièrement émue, je crois que c’est à cet instant précis que j’ai su qu’elle allait être la fin du film.

On a souvent décrit Lee Kang-shen comme votre Antoine Doisnel, comment avez-vous travaillez avec lui sur ce film? Il semble, peut-être est-ce dû aux scènes pornographiques, que vous entreteniez avec lui une relation beaucoup plus intime, que votre caméra s’est rapprochée. Il y a beaucoup plus de gros plans.


Nous avons travaillé d’une manière radicalement différente avec Lee Kang-shen.
Contrairement à mes films précédents, je me suis très peu préoccupé de lui. J’exige d’habitude énormément de son jeu, nous répétons beaucoup et je lui fais recommencer les scènes jusqu’à ce que son jeu me paraisse totalement naturel.

Dans ce film là, je me suis avant tout concentrer sur les scènes pornographiques, l‘enjeu pour moi c’était de savoir comment filmer ces corps, les montrer tels qu’ils sont, sans aucun voyeurisme mais sans tabou- parce qu’il m’a fallu aussi surmonter mes propres tabous par rapport aux corps-.
Je n’avais matériellement pas le temps d’accorder plus d’attention à Lee Kang-Shen, je me suis concentré sur ses actions, faire tel ou tel mouvement. Il devait simplement être là, totalement disponible, un peu comme son personnage dans le film: une ‘sex machine’.


Ce n’est qu’une fois arrivé sur la table de montage que j’ai pu me soucier de lui et cela a été une véritable surprise parce que j’ai trouvé son jeu impressionnant.Je pense qu’au cours de ces années, il est devenu beaucoup plus confiant en lui, que son jeu s’est affermi,non pas qu’il se soit approprié un type de jeu comme on l’entend pour le cinéma commercial, mais qu’il est arrivé à s’accepter tel qu’il est. Il dégage maintenant quelque chose de fort et de mature.

J’ai ressenti ça pour la première scène de chanson dans la citerne. Nous avions tourné cette scène très rapidement, en une nuit et j’étais particulièrement inquiet. C’est une chanson des années 70, elle a le charme un peu désuet de cette époque. Pour un jeune comme lui, c’est très difficile de comprendre les sentiments de cette époque et de les transmettre, surtout en chantant.
Pourtant, devant la table de montage et sans que j’en ai eu conscience au tournage, il est arrivé à me transporter vers cette époque.
Je crois que c’est le résultat à la fois de son propre travail sur lui-même mais aussi de la confiance que nous avons l’un dans l’autre. Lui, sait parfaitement comment il doit être dans mes films.

Plus loin, ce film est très particulier puisque son sujet même, c’est le corps. A travers la sexualité et ses représentations.
Le tournage d’un film porno c’est quelque chose qui m’a obligé à être face aux corps.
Mais la démarche est compliquée, il faut savoir où poser la caméra et savoir comment diriger le film sans qu’il ne puisse se réduire à du simple voyeurisme mais qu’au contraire d’autres significations puissent se dégager de l’observation des corps.
L’ambition du film est contenue dans le titre: capter la forme mouvante de ces corps.
Cela supposait aller en avant, se confronter à ces corps.
Au début de ma réflexion, il y a l‘idée qu’avec ce métier on vend son corps et que ce corps devient un produit. L’échelle de nos valeurs en est peut-être complètement bouleversée, en tout cas déformée. Ces corps sont beaux mais aussi on ressent un grand gaspillage. Vendre son corps, c’est le gaspiller.

Comme dans "The Hole", vous nous donnez à voir la bande son avec des comédies musicales.
Ces scènes sont beaucoup plus baroques, excentriques comme si vous recherchiez un trop
symbolique.
Est-ce la peur d’une narration trop linéaire ? ou le simple plaisir de réécouter Grace Chan ?


Il y a bien sûr plusieurs de degrés de lectures et les réactions sont diverses chez les spectateurs.
Ces scènes nous donnent d’abord à voir des images très colorées, très joyeuses peut être en échos avec les personnages.
Pour moi, elles fonctionnent un peu comment des couteaux, comme si on pouvait couper la réalité crue du film en plusieurs morceaux, comme si on pouvait descendre dans cette réalité et voir ce qui se passe à l’intérieur.
D’un autre côté, ces comédies musicales viennent troubler le récit, elles rappellent au public qu’il est dans une salle de cinéma en train de regarder un film. C’est une manière de dire : « ne vous projetez pas dans réalité peut-être cruelle, violente, du film mais prenez de la distance sur ce que vous voyez. ».
C’est cette double fonction qui m’intéresse dans les scènes de comédies musicales.
Elles sont relativement courtes, deux à trois minutes et surgissent de plus en plus brutalement dans le film pour casser le récit, je pense que le spectateur n’a pas le temps d’en apprécier la gaîté ni de s’abstraire de la réalité du film parce qu'il y replonge aussi vite qu’il en est sorti.

Quant à un trop symbolique, je ne crois pas, si par exemple vous prenez ce retour du motif de la pastèque sous forme de parapluie, c’est essentiellement dû à un problème de budget: il n’était pas possible d’avoir de jolis costumes d’époque pour les deux cents figurants de la scène !! Nous avons découvert par hasard ces parapluies dans un salon de coiffure et ils faisaient parfaitement l’affaire parce qu’ils permettaient de cacher le manque de costumes …Ce sont des problèmes matériels qu’il faut surpasser, mais du coup le film prend une autre coloration, nous sommes certain de ne pas être dans une comédie musicale hollywoodienne !!! (rires)
De même pour la scène des toilettes, nous avions prévu des costumes extrêmement élaborés, élégants comme dans un cabaret ! mais nous nous sommes vite rendus compte que c’était irréalisable, alors nous avons pris tous des sceau, des entonnoirs et tous ce qu’on trouvait dans les toilettes pour habiller les danseuses. Cela donne ce caractère tout à fait particulier au film. C’est une esthétique de la débrouille !!!

Vous avez dit dans une interview : « mes personnages sont des plantes qui manquent d’eau ».
Vous transformez radicalement dans ce film l’utilisation de l’eau, de la profusion à la pénurie.

Est-ce une manière de résoudre une équation déjà présente dans vos précédents films : Ce manque, le désir c’est l’amour.


Lorsque je fais un film, c’est d’abord quelque chose est en lien avec ma propre vie, mon quotidien. Aussi, je recherche ces éléments qui font parti de la vie quotidienne et l’eau est évidemment un élément de base.
Mais l’eau n’intervient en aucun cas pour résoudre une équation. .C’est d’abord une manière d’y prêter attention. Quand l’eau vient à manquer alors on y attache une importance énorme, comme l’amour lorsqu’on vit avec une personne au quotidien et que cet amour n’est disparaît.

J’ai d’abord voulu décrire ce manque et les correspondances s’établissent d’elles-mêmes.
Par exemple, si l’eau manque, l’objet qui devient prépondérant c’est la bouteille d’eau et cette bouteille peut vieillir, se boucher ou s’abîmer, un peu comme notre propre corps, pourtant il faut le remplir que ça soit d’eau, d’amour, de désir, de pouvoir ou d’argent. L’idée même d’une satisfaction n'existe pas.

Ce mécanisme est celui de notre société de consommation, elle se charge de créer nos désirs, en même temps que d’y trouver des palliatifs. On cherche un remplacement, un placebo: le jus de pastèque à la place de l’eau, la pastèque en guise de bouteille. Pourtant le jus de pastèque ne sera jamais de l’eau.
Quand on a pas d‘amour, il s’agit de satisfaire notre désir, on voit un porno, on prend une poupée gonflable ( !!!).. mais cela ne remplace pas l’amour..

Vous êtes pourtant arrivé à ce final qui semble plus radical, la schizophrénie de Lee Kang-shen entre désir et amour est poussée à l’extrême. Pourriez-vous nous expliquer cette scène ? c’est aussi le premier travelling, la première musique over, la première larme…


Cette séquence part de l’espace. La chambre est tout à fait banale mais nous nous trouvons dans une pièce cloisonnée, séparée en deux. Ce qui m’intéressait c’était cette cassure nette entre deux univers, d’un coté un monde artificiel, une réalité cruelle crée de toutes pièces, sans vie et de l’autre côté, ce monde avec ces deux hôtesses, leur sourire mielleux, un monde en apparence plus gai mais tout aussi cruel et solitaire …
Il y a ce travelling qui me permet d’approcher de cette fenêtre, ce trou par lequel les deux mondes peuvent encore communiquer. L’enjeu pour moi c’était la façon dont le personnages arrivent à se rejoindre.
La chanson "Le nuage au bord du ciel" arrive enfin, c’est une chanson en son direct : si chacun arrive à vivre dans le même monde, ce monde n’est que la réunion de nos solitudes. Nos coeurs eux restent dans un désert. En errance.

Interview réalisée à Paris le 19 novembre 2005. Tous mes remerciements à Vincent Wang (assistant et co-producteur du film avec HomeGreen Films) et Matthieu Rey ainsi bien sûr qu'à Tsaï Ming-Liang pour sa gentillesse.

date
  • décembre 2005
crédits
  • interviewer
  • Maxime.C
  • traduction
  • Vincent Wang
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