Zoom sur la série Tokugawa: 1ère partie.

Francis Moury

Tokugawa onna keibatsu-shi [Femmes criminelles] (Jap. 1968) de Teruo ISHII

Résumé du scénario :

Après la présentation de quelques supplices en vigueur à l'époque Edo au cours d'un générique étonnant, trois histoires de trois jeunes filles victimes de la pureté de leur amour, nous sont contés successivement par un ancien inquisiteur qui se souvient particulièrement de ces trois cas dont il eut à connaître professionnellement  :
1)    Un inceste interdit entre un frère et sa sœur est découvert : le jeune homme se suicide, sa sœur est suppliciée.
2)    Une religieuse bouddhiste tombe amoureuse d'un moine. Ils sont dénoncés par la supérieure du couvent qui menace de supplicier la jeune fille s'il ne lui rend pas son amour. Comprenant son dégoût, elle torture effectivement la jeune fille sous les yeux de son amant qu'elle décapite sous l'empire de la passion la plus démente. Dénoncée à son tour, la police interroge le couvent avec non moins de brutalité.
3)    Un tatoueur estimé de la bonne société locale pour son talent est à la recherche de l'expression parfaite de la souffrance : provoqué par l'inquisiteur local qui lui reproche la médiocrité de son trait, il obtient d'assister aux supplices des plus belles prisonnières de son château tandis qu'il effectue ce qui sera son chef-d'œuvre sur le dos de sa modèle favorite. Mais la représentation graphique de la souffrance masculine l'intéresse aussi : l'inquisiteur l'apprendra à ses dépends.

Critique :

Second film de la série des Joies ou Plaisirs de la torture (1968 -1973) dont le succès fut immédiat, Femmes criminelles fut présenté tardivement en France (l'année où s'achevait la série) pour la première fois en avril 1973 à l'aube de la Nuit de la 2ème Convention du Cinéma fantastique (organisée par Alain SCHLOKOFF) vers 5h du matin environ : il réveilla paraît-il les spectateurs les plus épuisés du cinéma parisien Le Palace (plus tard transformé en célèbre boîte de nuit) selon le journaliste Pierre GIRES qui en rendit compte dans le mémorable et mythique N° " Spécial Festivals Fantastiques " de L'écran fantastique (2ème série n°3, p. 60) : ce fut une révélation inoubliable ! Ce beau film aussi eut les honneurs d'une édition française sous forme de vidéogramme chez Scherzo grâce à Christophe GANS en son temps. Mais cette édition malheureusement recadrée en format 4/3 ne suffisait plus à satisfaire plastiquement le cinéphile d'aujourd'hui : une sortie DVD collector prévue chez HK Vidéo va heureusement réparer cette situation. Elle était impérativement nécessaire pour rendre enfin justice, aux normes techniques actuelles, à ce jalon majeur de la série, doté d'un scénario admirablement varié alliant érotisme, terreur et surréalisme - d'une série typique du cinéma " érotique-grotesque ", l'un des plus secrets et des plus impressionnants de l'histoire du cinéma japonais. Un des diamants noirs incontournables de cette édition 2004 de L'étrange Festival ! À noter que ISHII appliquera l'année suivante l'idée d'une structure narrative en forme de triptyque à un film d'autre genre : Yakuza keibatsu-shi : rinchi [Yakusa Punishment : Lynch] (1969).

Femmes criminelles est une Impressionnante reconstitution historique dont le moindre détail est soigné et qui est régulièrement et totalement dynamitée de l'intérieur par la puissance des phantasmes représentés, des passages à l'acte. Certaines ruptures de ton sont surprenantes et le montage d'une extrême virtuosité laisse planer une surprise constante : le rythme est vif, celui du plan comme de la séquence comme du film dans son ensemble. Certaines touches symboliques semblent influencées par l'esthétique underground des années 65 : c'est une illusion d'optique occidentale. Le film est né sur une terre japonaise et n'exprime, du début à la fin, que son âme la plus profonde incarnées dans ses femmes les plus belles. Désirs sauvages confrontés aux désirs de la pureté, surmoi contre ça, érotisme grotesque contre grotesque cruauté, destin individuel pathologique contre collectivité rigide et organisée : toute une histoire de la vérité et de la passion est ici délivrée, métamorphosée par le génie de l'artiste en un tableau surréaliste absolu, an-historique aussi bien et purement freudien assurément. De la non-historicité des pulsions dans leur éternité mais aussi de leur beauté fugitive lorsqu'elle s'incarne dans un temps et un lieu donnés. Et aussi, ce qui aurait passionné Georges BATAILLE, une succession de sacrifices dont les raisons s'opposent mais ne s'annulent pas aux yeux de ceux qui en sont les agents comme les patients. Du sang, de la volupté, de la mort dans le cinéma japonais, il n'est peut-être pas de plus belle illustration que Femmes criminelles.

Titres divers :

Tokugawa onna keibatsu-shi
Femmes criminelles
Chronique judiciaire : des femmes criminelles
Tokugawa History of Women Punishment
Criminal Women
Court-Record : Criminal Women.

Fiche technique succincte :

Mise en scène : Teruo ISHII.
Avec : Teruo YOSHIDA (Shinzo), Fumio WATANABE (Ishinoshin), Masumi TACHIBANA (Mitsu), Kinji NAKAMURA, etc.
Production  : Shigeru OKADA (Toei).
Scénario : Teruo ISHII, Misao ARAI d'après des archives historiques.
Dir. Photo : Motoya WASHIO.
Mont. : Teruo ISHII.
Mus. : Masao YAGI.
Décors : Takatoshi SUZUKI.
Durée : 96 minutes, ToeiScope Eastmancolor.

 

Tokugawa irezumi-shi : seme jigoku [L'Enfer des tortures] (Jap. 1969) de Teruo ISHII

Résumé du scénario:

Ère " Edo " du calendrier japonais : parce qu'elles ne pensent qu'à comparer leurs clients, leurs tatouages et leurs bordels respectifs, mais aussi en raison de l'amour excessif de la sous-maîtresse Ryu pour sa protégée Yumi qu'elle contraint à porter une ceinture de chasteté tandis que deux tatoueurs sont justement tombés amoureux de sa peau, des prostituées du quartier Yoshiwara vont subir les pires tortures imaginables.

Critique:

C'est le troisième film, dans l'ordre chronologique, de la série réalisée par Teruo ISHII, connue sous le titre générique des Plaisirs de la torture (1968-1973) et le seul dont l'intrigue ne soit pas divisée en contes séparés. Le film eut, tout comme Femmes criminelles, les honneurs d'une distribution vidéo française en VHS à l'époque où Christophe GANS dirigeait certaines collections éditées par la firme Scherzo. Le genre littéraire Ero-Guro (le terme provient d'une contraction des termes européens " erotique " et " grotesque ") est né réellement à l'époque Edo (1600-1867) car c'est à cette époque que les écrivains liés au " demi-monde " prirent pour thèmes esthétiques aussi bien l'érotisme marginal le plus étrange que les crimes les plus horribles, imaginaires comme réels. C'est Shigeru OKADA, le président de la Toei à l'époque, qui eut l'idée de cette série pour redonner du travail aux studios Toei de Kyoto, spécialisés dans les films historiques en costume, comme l'explique Teruo ISHII dans son entretien paru dans le Catalogue de l'Etrange Festival 2004. Mais ISHII transforma une commande en œuvre personnelle en rendant explicitement hommage aux œuvres littéraires " Ero-Guro " des années 1920 et 1930. Sa mise en scène se caractérise par une virtuosité formelle remarquable et une fluidité de style hallucinante : très longs plans-séquences (ouvertures des portes successives dans le couloir du bordel dans lequel la prostituée vient d'être confinée, évasion des deux jeunes femmes dans le marché pendant qu'elles sont poursuivies par les hommes du commissaire corrompu et de la maquerelle), zooms et contre-plongées, plan fixe analytique de la présentation au seigneur des différentes femmes tatouées, plans très brefs au montage heurté engendrant une violence confinant à la folie (tortures du générique, plan final de l'écartèlement de la maquerelle). Le scénario est plus complexe que celui des deux autres films de la série puisqu'il ne raconte qu'une seule histoire et ses enjeux sont vastes : il atteint, à travers une réflexion sur l'art, l'érotisme sado-masochiste, une sorte de surréalisme bunelien absolument renforcé par son réalisme de fond et le soin apporté à la reconstitution d'époque, au moindre détail sur lequel la caméra passe ou au contraire s'attarde avec un fétichisme de la fixation provoquant l'onirisme. Le grain de la peau, les tatouages fantastiques (parfois fluorescents), les gros plans de visages féminins (les héroïnes d'une beauté sublime sont constamment opposées à des beautés plus vulgaires) : tout cela ajouté au reste produit un effet très impressionnant. Le spectateur est petit à petit prisonnier de ces rituels déments, de cet univers codifié, rigide où les échappatoires majeures sont la mort, le suicide, la perversion mais aussi l'art, l'amour fou, le désir nu et l'honnêteté morale ou le code de l'honneur. Tous ces éléments sont " naïvement " magnifiés pris un par un : leur réunion et leur savant entrelacement engendre le délire le plus pur, l'onirisme le plus absolu.

Scènes importantes ou frappantes  :
-    une jeune fille s'introduit de nuit dans un cimetière, déterre un cadavre, lui ouvre le ventre et en sort une clé sanglante avec laquelle elle tente d'ouvrir… la ceinture de chasteté qu'on lui a apposée.
-     La maquerelle amoureuse de sa protégée torture son homme de main surpris en sa compagnie mais aussi la sœur de celui-ci à qui elle crève les yeux.
-    L'un des deux tatoueurs finit drogué à l'héroïne par désespoir : on l'a privé de la peau qu'il préférait tatouer.
-    Le concours des jeunes filles tatouées au cours d'un cérémonial de présentation : les tatouages fantastiques semblent presque plus vivants que les corps qu'ils ornent et qu'ils ont quasiment transmutés.
-    La fuite nocturne des deux jeunes filles du bordel à travers un marché dédalesque et chaotique.
Mais c'est en fait autant ces séquences prises à part que l'étrange unité dynamique et fluide que leur confère la mise en scène, l'usage génial du format 2.35 ToeiScope et de l'Eastmancolor, la perfection de la direction d'acteurs qui donne à ce chef-d'œuvre son caractère premier comme final : un film d'exploitation aboutissant à une œuvre d'art onirique, ironique, érotique, surréaliste et fantastique.

" (…) Il n'y a pas eu de problèmes particuliers avec les actrices [au cours des tournages de cette série de films sur les plaisirs de la torture]. Il y a eu, en revanche, beaucoup de problèmes avec les gens travaillant au studio. Beaucoup d'entre eux étaient influencés par le marxisme. Ils avaient une façon très moraliste de considérer le sexe. Ils étaient très agressifs et ils ont essayé de me faire arrêter le tournage. Mais la Toei m'a demandé de le continuer. "
Entretien de Teruo ISHII accordé à Julien Sévéon en 2003 lors de la rétrospective Ishii d'Udine (Italie) et paru dans " Mad Movies ".

Titres divers:

Tokugawa irezumi-shi : seme jigoku
Tokugawa Tatoo History : Torture Hell.

Fiche Technique:

Mise en scène : Teruo ISHII.
Avec : Teruo YOSHIDA (le tatoueur), Asao KOIKE (Choshin, le tatoueur drogué), Masumi TACHIBANA (Ryu, la maîtresse du bordel), Yumiko KATAYAMA (Yumi, la fille à la belle peau, avec une ceinture de chasteté), etc.
Production  :  Shigeru OKADA (Toei).
Scénario : Teruo ISHII, Masahiro KAKEFUDA d'après des archives historiques.
Dir. Photo : Motoya WASHIO.
Mont. : Teruo ISHII.
Mus. : Masao YAGI.
Dir. Artistique : Yoshichika AMEMORI.
Durée : 95 minutes, ToeiScope-Eastmancolor.

PS Cinemasie: Conformément aux souhaits de l'auteur du texte, l'ordre français Prénom/Nom a été choisi ici plutôt que la convention cinémasie (ordre japonais Nom/Prénom).

date
  • juillet 2007
crédits
  • auteur
  • Francis Moury
Série