L’ombre de Tsui s’arque sur le champ de l’emprise



Ambitieux ! C’est ce que je me suis dit en éprouvant le désir – le besoin ? – de parler du ciné de notre « Spielberg chinois » à travers ce qui le définit en grande partie. Du moins ce qui pourrait servir d’axe majeur pour cerner son œuvre. Donc le personnage. Bien évidemment, les jeux de lumières, donc  l’ombre, font partie intégrante de tous les cinémas, que les artistes le veuillent ou non, qu’ils en aient conscience ou pas. Mais chez Tsui Hark c’en est davantage flagrant parce que toujours un minimum pensé, travaillé. Le réalisateur de Green Snake compose avec l’ombre. Il crée, même, à partir d’elle. D’abord des idées justes graphiques, de la belle image, ensuite une articulation majeure de cette narration globale qu’il se fixe pour une œuvre. La belle œuvre n’est pas gratuite, il ne vend pas de parfum oriental à l’export, il raconte avant tout une histoire. La forme rejoint le fond, le propos est cohérent et… le chaos ? C’est le chaos, pourtant, de l’avis de beaucoup, qui en un mot évoque l’auteur. Et c’est vrai que dans ma caboche réalisateur + chaos = Tsui Hark. De ce magma naît la créativité, l’imagination, et Tsui, en bon butterfly lover, a force de baigner dedans, de l’invoquer à tous de bras, à force de thé au riz, a su dominer le papillon. Il jongle avec maestria des possibilité infinies qui lui sont offertes. Une fois une chose dite, exprimée, il passe à la suivante. En aucun cas il ne la réitère ni n’optimise une réussite pour en sortir une sorte de formule, un fond de commerce. Progression, étapes, expériences, échecs, réussites… et si les ratés sont cuisants, les succès sont primordiaux, et pour lui, et pour le cinéma, et pour moi. Si une ombre dit une chose dans un film, sur un autre métrage elle racontera une histoire différente. Et elle y aura sa place.

De toute sa filmographie, y compris ses productions pour lesquelles nous savons qu’il a largement mis la main à la pellicule, ne gardons que trois films. Trois chef d’œuvre, trois dates, trois pierres angulaires de sa carrière et, je le répète, du ciné. Parce qu’il y eut un avant et un après Il était une fois en Chine (a.k.a "OUATIC", acronyme du titre anglais), un avant et un après The Blade, un avant et un après Time and Tide. Il est inutile de développer plus avant sur ce site, vous savez ce qu’il en est.  
 
Le théâtre d’ombre est d’origine chinoise. D’ailleurs, tout comme les experts sont formels et les oiseaux chantent, c’est ainsi, les ombres sont chinoises. Et je suis expert en formes ! Plutôt en forme pour un expert, d’ailleurs. La lumière et l’ombre. Le yin et le yang, philosophie chinoise, également. L’ombre masque tout ce que l’on ne voit pas, donc par frustration intrinsèque ce que l’on souhaite voir par dessus tout. Elle encourage la curiosité. Le yang serait alors ce que l’on cache, ce que l’on ne veut pas que l’autre voit, un secret, une timidité, un jardin secret ou un sentiment que l’on sait mauvais. Le côté obscur. Toute dualité complémentaire qui fait tourner le monde.

Tata Yin

La curiosité, Tsui Hark la chérit au plus au point. Vilain défaut ? Peu importe, le monsieur ne fait pas montre d’hypocrisie. Ce serait bien lamentable d’en abuser de ce côté-ci de l’écran car Sifu en profite en compagnie de ses plus fidèles comparses : nous. Oui, nous, cinéphiles, spectateurs, mateurs qui désirons, assis pénardos, titiller nos rétines avec moult surprises, spectacles rafraichissants et – mais chut - aussi beaucoup de violence et du sexe. Mais chut. Tant qu’à faire, on préfère rester cachés, exemptés de la honte par la présence des autres. La foule a toujours raison. Même au milieu de dizaines d’autres spectateurs dans une salle de ciné, l’on se cache et jouissons d’un show depuis cette solitude partagée. On se blottit. Dans l’ombre. Hark crée de l’empathie et de la complicité en nous présentant bien souvent d’autres observateurs que nous même. Il met en abîme le voyeurisme sans trop nous abîmer non plus. Protégés par l’obscurité, nos projections regardent ce qui attise la leur, de curiosité, avec avidité. En toute impunité parce que personne ne nous observe, nous. On partage ce moment privilégié. Nous y sommes mêmes invités. Après tout, on paye pour ça !



Dans The Blade, une jeune femme observe des forgerons en action. Elle se délecte du spectacle offert par de nombreux mâles bien bâtis, torses nus.



Toujours dans The Blade, un peu plus tard c’est la femme enfant qui épie l’entrainement d’un formidable artiste martial. Si le désir semble absent de la scène, il figure celui d’une curieuse qui s’en irait observer à travers la palissade les ruades d’un puissant taureau. Elle reste à l’abri. Dans l’ombre, elle ne risque rien.



Dans OUATIC, sur un mode vaudevillesque voilà Yuen Biao qui joue le pervers de service en s’en allant espionner la superbe Rosamund Kwan en tenue légère.







Avec une superbe pirouette formelle, en jouant sur les éclairages n’est-ce pas l’ombre de la désirée qui disparaît soudain au profit de celle, pathétique, du piètre voyeur ? Qui n’était pas dans l’ombre au début mais au contraire en pleine lumière. Ne pas se cacher n’est-ce pas là le meilleur moyen de ne pas être repéré ? Ce segment est superbement construit, ludique et trouble parce que comme le personnage incarné par Yuen on se fait soudain prendre, penaud, et comme Rosamund on détecte le piège. Oh, le vil malotru ! On se retrouve à la fois complice de l’un et de l’autre, d’un homme et d’une femme. En une seule scène le yin et le yang se juxtaposent, ils jouent double jeu. Puis non, finalement, parce que ces deux là, au bout du compte, s'opposeront ensemble à une ombre tiers. Lorsque le « yan et le ying » se mélangent et fusionnent, pour que l’équilibre soit maintenu, à une autre composante alors de s’y greffer. Naturellement. Ainsi va la vie et la démonstration. De force. Concluons avec cette ombre en forme de rêve, de désir, ou lorsque raconter un échange autrement qu’avec un perpétuel champ-contrechamp tout en conservant une narration fluide consacre incontestablement un Grand. Ces points noirs sont aussi récurrents chez le réalisateur de Butterfly Murders que les faisceaux lumineux, les fameux "lens flare", chez Steven Spielberg. On a là les mêmes idées pétillantes et enfantines qui émaillent la mise en scène.




Oncle Yang

Le côté obscur. Dark Vador. Et Indiana Jones, qui y sombre et en ressort dans Le temple maudit. Spielberg. Chinois. Tsui Hark use du même artifice, de cette beauté classique filtrée par la persienne qui l’est tout autant, car comme le dit très joliment le poète Paul Géraldy « C’est dans l’ombre que les cœurs causent et l’on voit beaucoup mieux les yeux quand on voit un peu moins les choses. » Il n'aime pas les proses, il ose l' « -ose » le Géraldy !

Si un personnage en pleine ou quasi pleine obscurité côtoie le côté obscur, le mal, il aspire bien souvent à la lumière. Elle a davantage de valeur là-bas parce qu’elle peine à y exister, comme l’ultime allumette ressent une grande solitude dans une cave remplie de monstres indicibles.



Après un massacre, possédé par la rage le guerrier incarné par Moses Chan Ho dans The Blade hurle sa colère comme Anakin Skywalker dans Star Wars. S’il est baigné à 75% dans l’ombre, une petite partie de son visage reste visible et son regard existe. L’espoir n’est pas éteint.



Aux aguets dans la pénombre, le personnage de Wu Bai, ancien mercenaire, se cache de ses ennemis comme de son passé. Ils ne forment qu’un dans Time and Tide. De son passé il est en partie responsable, et à la visière de sa casquette de tenter de masquer cette partie-là de lui. « Le passé, c’est une ombre qui reste attachée à vous », « avoue » Wong Kar-Wai.



Des autres dépend la lumière, c’est ce qui ressort, en même temps que Nicolas Tse, d’un bien sombre conteneur duquel Anthony Wong possède les clefs.



Dans The Blade, lorsque notre fier guerrier Chiu Man Chuk, toujours observé, parfait son nouvel art destiné à  compenser l’ombre absente de son bras disparu, il jaillit littéralement de l’obscurité, lui-même alors simple silhouette anonyme, vers une franche lumière, un vrai feu d’artifice ! « C’est l’ombre de la mort qui donne relief à la vie », dixit le suédois Ingmar Bergman.

En parlant de relief...

Comme beaucoup j’attends avec impatience la 3D made in Tsui : Flying Swords of Dragon of Dragon Gate. On a déjà dit que tout comme pour James Cameron beaucoup des anciens films de Tsui Hark pouvaient se voir transformés en 3D parce qu’hordes objets, bidules et autres  machins ornent ses profondeurs de champs. Mais l’ombre figure déjà la 3D et le ressenti. Les lieux étriqués, les auberges, un marché fantôme, un temple…. En deux dimensions c’est l’ombre qui accentue en premier lieu toute forme de relief. Werner Herzog l’a parait-il brillamment démontré dans son documentaire La grotte des rêves perdus, œuvre pour laquelle certains disent que l’apport 3D, en plus d’être magnifique, y est pleinement justifié. Les flammes des torches y éclairent les peintures rupestres, par un jeu de lumière et d’ombre elles semblent s’animer, exister. Une bonne utilisation de la 3D, alliée à l’ombre amplifie paraît-il le rendu. Ce « paraît-il » m’énerve mais voilà, c’est comme ça, je n’ai pas encore pu voir ce film en 3D. Un jour, peut-être. Tout comme le prochain Tsui ?

Le champ de l’emprise étend son ombre

Le champ de l’emprise, sous-titre français lu lors du mémorable monologue d’introduction à de The Blade n’est ni plus ni moins qu’une sacré philosophie de la vie. Parlons, au hasard, d’un président d’une quelconque république. Sont-ce les idées qu’il véhicule qui priment ou est-ce avant tout l’homme qui les incarne qui importe ? Tsui répond : qu’on le veuille ou non c’est le champ de l’emprise qui domine. Le charisme, les affinités, une appréciation, un sentiment…  autant de composantes qui vont jouer, celles manipulée par les alchimistes de la com’ pour distiller le charme au mieux et obtenir le lien souhaité. Il y a une réelle magie là-dessous, celle de mère nature, d’assemblages naturels, d’abord, et d’autres, un peu plus calculés par l’homme. C’est tout un art. Comme le septième. Dans ce shéma, l’ombre peut figurer le mystère, titiller la curiosité, faire office de supplément d’âme ou cacher des casseroles comme un Yoshiaki Kawajiri planquerait ses démons. L’ombre du tapis est invisible, elle se trouve en-dessous. Tapie. Le désir crée un lien, celui d’un maître et d’un esclave, son contraire, un amant, une maitresse… Chez Tsui Hark les sentiments définissent une hiérarchie, l’ombre de deux personnes enlacées devient plus large que celle d’une seule. Il en va de même pour celle de deux papillons qui batifolent près d’une bougie. Dans Green Snake, quand le moine est perdu, à savoir lorsqu'il ne perçoit plus le champs de l'emprise, à la religion de le posséder, de le rassurer de son ombre. Et à serpent vert, Maggie Cheung, de tenter de l'en sortir. Les champs s'affrontent, ils existent, sont nombreux. Malgré l'impact dramatique, la vie bouillonne. Au champ de l’emprise fait d’ombres, qui en produit également, d’appeler à des actes, de les justifier. Au chaos de ne plus en être un puisque Tsui Hark a fait imploser le concept en définissant son ADN. Il l’a maitrisé ! Il l’a défini et même partagé son savoir. Si un jour la vie sur terre doit s’arrêter, c’est que le champ de l’emprise n’aura plus prise sur rien à part lui-même. Il se gobera, s’autodétruira pour s’en aller dans des limbes, sans ombres mais si noires, sans lumières mais si blanches. Elles sont à la fois le grand rien et le grand tout. Le néant. Une certaine forme de cynisme naquit de cette réflexion, traduite chez Tsui Hark par l’apparition du cigare. Oui, Tsui Hark fume le cigare. J’ai vu les photos sur le net. Ce symbole du capitaliste, du croqueur de pauvres, du profiteur, du producteur avide, il s’y est adonné. Messieurs dames, Tsui Hark le pseudo gaucho fume le cigare ! Il profite du champs de l’emprise, et, tant qu’à faire, souhaite dominer.



Ce besoin est à dissocier de ses réflections. Il l‘a toujours ressenti à en croire ses caprices, son comportement sur les tournages, tout ce blabla qu’on a lu et relu sur ses liens tendus avec John Woo, son comportement tyrannique avec ses acteurs, ses actrices, ses collaborateurs. A travers le cinéma il a toujours expérimenté son emprise, et sur eux et sur nous, spectateurs qui sommes à la fois dans l’ombre d’un fauteuil de cinéma et irradiés par la lumière de l’écran. Par procuration, à travers plusieurs films et plusieurs splendides femmes, Maggie Cheung mais aussi Joey Wong, Rosamund Kwan, Brigitte Lin,  bientôt Guey Lun-Mei : Tsui Hark m’a pécho. Il m’a embobiné, m’a contaminé. Dans sa hiérarchie, je suis en dessous, dominé du bas d’un article que j’écris. Quoi qu’il vaille, aussi intéressant puisse-t-être mon blabla, je scribouille dans l’ombre de Sifu donc n’existe pas. Peut-être qu’indirectement il m’en a donné l’ordre, que l’ombre de l’aile d’un papillon m’a trituré la cervelle. Fichtre ! L’ombre du champ de l’emprise s’est abattu sur moi. Au secours ! Comment me protéger ? !  Avec une ombrelle ?

« Sur Mars, il fait 160 degrés à l’ombre. Mais on est pas obligé d’aller à l’ombre. » Jean Yanne

En clair obscur, on a parfaitement le droit de s'en foutre un peu de tout ça. Le ressenti est plus évident que l'analyse, expliquer pourquoi on prend son panard dans un film peut l'atténuer, le pied. Avec ou sans ombre, s’il est sale, il pue. S’il sent bon, bon pied, bon œil ! Et Hark sait que "Pied-bot" (Xiong Xin-Xin) en distribue des coups de tatane dans les OUATIC !

Analyse du Dr Van Der Brucken

ch71_4383190_dsc_0544portrait.jpg Mmmh… Puf, puf. L’origine des ombres chinoises. De l’avis de certains, elles ne viennent pas de Chine mais d’Inde. Cela reste toutefois à démontrer, il est vrai. Mais le Pi ying, figurine du théâtre d’ombre faite de parchemin translucide rigide, est indubitablement chinois, en effet. En peau de veau. De ville, ajouterait Arno, en hommage à ce théâtre populaire que Mr Hark affectionne tant.

Quoi qu’il en soit, dire de Tsui Hark qu’il a dompté le chaos est à mon sens un peu présomptueux. L’ombre représente autant l’inconnu que la mort, et, que je sache, Mr Hark, aussi doué soit-il dans son domaine, n’a pas la science infuse ni n’échappera au destin du commun des mortels. Mais le sujet est je l’avoue très intéressant… Encore que le rôle d’un directeur de la photographie mériterait d’être évoqué plus avant ici, et même encensé. On ne sait jamais qui est vraiment responsable de quoi dans une œuvre collective, à qui l’on doit imputer telle ou telle idée, si un réalisateur de seconde équipe eut celle du siècle en ayant cette autre de se taire et de laisser les lauriers reposer sur le crâne du chef de projet. Mais soit, la répétition fait loi. Même s’il est dit ci-dessus que répétition il n’y a jamais chez le « Maître ». Le champ de l’emprise, lui, est toujours là, toujours le même, et dans ses dernières œuvres fait peut-être même office – je ne voudrais pas m’attirer les foudres des adeptes mais il faut bien l’avouer – de recyclage fatigué. j'aurais d'ailleurs personnellement développé plus avant la chose sur Detective Dee qu'avec un Time and Tide. Son héros condamné à rester dans l'ombre subit autant une malédiction qu'il bénéficie de l'adage "pour vivre heureux, vivons cachés". A lui seul Detective D justifie cette analyse puisque l'ombre, l'emprise et donc le chaos s'y expriment avec force. Puf, puf. Mmmh… Mais en effet, c’est intéressant. Les plus grands ont toujours usé et abusé de l’ombre avec talent : Alfred Hitchcock, Orson Welles, Brian De Palma, John Carpenter, Dario Argento, Mamoru Oshii et j’en passe. Je trouve aussi, mais c’est peut-être mon vieil âge qui parle, que l’ombre est davantage pertinente dans un film en noir et blanc. Quant à la pertinence de ce sujet et du besoin d’en parler, est-ce à dire que l’auteur cherche à en sortir, de l’ombre, en bénéficiant de l’infime rayon de lumière d’un projecteur braqué sur un autre en l’évoquant ? On est en droit de se poser la question et…


… et merci à vous, Docteur Van Der Brucken, pour cette formidable conclusion ! Nous ne manquerons pas de faire encore appel à vos services et talents pour cerner plus avant le cinéma asiatique et, ainsi, aider et encourager nos rédacteurs dans leurs travaux.

A venir : la timidité dans le cinéma japonais, l'expression du rire dans l’animation japonaise, l'allumette dans le cinéma HK, la papaye verte dans le cinéma vietnamien et « De l’usage excessif de la machette » dans le cinéma d’action indonésien.    
date
  • juillet 2012
crédits
Interviews