Joko Anwar ; entretien au sujet de Modus Anomali

Interviewé à l'occasion de la 20ième édition du festival Fantastic'Art de Gérardmer 2013, le réalisateur indonésien Joko Anwar nous parle de son film Modus Anomali. A lui de commencer l'interview.

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Joko Anwar : Avez-vous vu Modus Anomali ?

Arno Ching-wan : Oui, en arrivant, jeudi. Je n’ai par contre pas encore eu l’occasion de voir vos autres films. J’ai un de mes camarades sur Cinemasie.com, Bastian Meiresonne…

Oh oui ! Je le connais.

Il s’est spécialisé dans les films indonésiens.

Il m’a interviewé pour son documentaire il y a plusieurs mois de cela.

Exact. Il m’a raconté que vous lui aviez dit quelque chose de particulier à votre sujet, qui… eh bien…

(rire)

Je n’en dirai pas plus ici...

Ok (il regarde la revue de presse, posée devant moi). Puis-je voir ça ?

Oui, pas de soucis (je lui passe). J’y ai lu que vous avez réalisé ce film en 8 jours seulement ? Pour 400000$.

Pas tout à fait. Ce tarif inclut les frais de marketing, la production… Il a coûté un peu moins, quelque chose comme 300.000 $.

Pour tourner en 8 jours seulement j’imagine que vous avez produit un travail considérable en amont. A l’écriture, et aussi…

A l’origine il était prévu qu’on le tourne en 2 jours, parce que le film se passe entre 17h00 jour A et 12h00 jour B. Je voulais que ce soit tourné en séquences, comme dans la vraie vie. Mais la logistique, plutôt compliquée, et le temps n’ont pas permis que l’on fasse tout ça en deux jours seulement, donc on a planifié le tout et on a tourné ce film en 8 jours.

Avez-vous dû sacrifier l’ordre chronologique ?  

Non, on a bien tourné dans l’ordre chronologique. Cela a aidé les acteurs à suivre la progression du récit telle qu’elle se déroule dans le scénario. Auparavant, il nous aura fallu deux mois pour préparer le tournage. Production, chorégraphie de la mise en scène et tout le reste.

Et comment avez-vous eu cette inspiration pour… il m’est difficile de parler de votre film sans raconter la fin, mais comment avez-vous pu avoir cette idée complètement folle de... ? Etait-ce en vous ?…

Je suis une personne très gentille (rire). Je ne sais pas. Je planifie mes films. A l’avance. Je savais de quoi allait parler mon premier film, mon deuxième, mon troisième etc. Ils sont connectés. Vous pouvez voir un indice de Modus Anomali, qui est mon quatrième film, dans The Forbidden Door, mon troisième film. Je crée et planifie des histoires dans ma tête, d’abord. Cela peut prendre jusqu’à deux ou trois ans pour faire sortir chaque histoire, l’écrire. Ca vient par morceaux. Je n’ai pas d'abord le début, puis le milieu, et la fin. J’assemble le tout au fur et à mesure puis cela devient une histoire. Tout cela en deux ou trois ans.

Seul ? Ou cela peut-il provenir de discussions avec d’autres ?...

Non, seulement moi.

Cela se crée donc entre vous et vous.

Oui ! (rires).  Je ne sais pas vraiment d’où me vient cette histoire. J’ai fait beaucoup de rêves. Lorsque je laisse mon esprit vagabonder, des choses se créent aussi d’elles-mêmes.

Vous auriez pu vous inspirer, par exemple, de votre famille, de vos rapports avec elle. Conflictuels, pourquoi pas. Ou un ami aurait peut-être pu vous parler de sa famille à lui…

Non, ma famille était plutôt bonne. Je crois avoir surtout beaucoup d’imagination !

Oui, j’ai pu voir ça.

J’aime me voir moi-même comme membre du public, je suis un adorateur de films. Plus que comme un réalisateur. Si je pense à une histoire, j’aime que ce ne soit pas un cliché. Je suis fatigué de la routine. Je veux voir quelque chose que je n’ai jamais vu auparavant.

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Vous avez su vous entourer, sur ce film. La photo est belle, l’éclairage des scènes de nuit est très réussi.

Oui. Mon directeur photo est très doué.

Avez-vous discuté de la façon à mettre tout ça en image, ou...

Oui, bien sûr, un metteur en scène doit toujours bien communiquer avec son directeur photo de façon à ce que les images qu’il a dans sa tête se réalisent telles quelles à l’écran. C’est pour cela qu’on a travaillé en amont pendant deux mois. On est partis dans cette forêt tourner des plans avec mon caméscope. Mon assistant faisait l’acteur. De façon à ce que non seulement mon DP mais aussi le directeur artistique et les acteurs sachent ce que l’on allait faire par la suite.

J’imagine que ça n’est pas évident de tourner dans une vraie forêt…

C’est très dur ! Mon DP s’y est cassé le dos.

Non !

Si. Il n’est pas rétabli encore, d’ailleurs. Il se remet doucement. Il disait : « ça va. Je suis malade, mais ça va… ». Bon (rires).

Vous aviez un seul DP mais j’ai vu sur IMDb trois personnes crédités à la musique.

Cette musique était vraiment spéciale. On n’a pas utilisé de vrais instruments, on a samplé des sons. Je voulais que ce soit très organique. On voulait puiser dans le réel. Le bruit du feu, celui de la chasse d’eau des toilettes, de la machine à café etc. A partir de là, les ingénieurs du son ont composé la musique.

C’est amusant : j’ai eu à peu près la même conversation à ce sujet avec Hideo Nakata hier. Je lui disais que je ne reconnaissais pas son compositeur, Kenji Kawai, sur son dernier film, ce à quoi il m’a répondu qu’il préférait, tout comme vous, mixer des sons plutôt que d’utiliser une mélodie. Pour l'ambiance.

Oui ! Notre ingénieur du son a aussi enregistré le bruit de notre climatisation cassée, dans le bureau (rires). J’ai trouvé l'idée géniale. On l’a mise dans le film (rires).

Le son est très travaillé dans votre film. Les pas dans la forêt, tous ces petits mouvements…

C’est vrai. On a monté le film assez rapidement, en deux semaines seulement. On avait filmé tout ce qu’on voulait filmer. On n’avait rien à jeter...

Pas de director’s cut ou même de version longue, ni de scènes coupées en vues, donc ?

Non. Mais en ce qui concerne le son, par contre, il nous aura fallu je crois au moins trois mois pour l’intégrer correctement. Parce que je voulais être vraiment méticuleux. Rien qu’au début du film, lorsque vous voyez des insectes marcher sur un arbre, vous les entendez se déplacer. Ce genre de détails. Je suis très fier du son. Il y a aussi deux chansons seulement. On entend la première lorsque l'on est dans la voiture, avec cet homme. C’est en écoutant cette chanson là en boucle qu’une bonne partie de cette histoire m’est venue, au fur et à mesure. Ainsi que l’atmosphère. L’autre chanson arrive avec le générique de fin. Celle-là, je l’ai composée moi-même, et c’est moi qui chante parce que je n’avais plus d’argent à donner à qui que ce soit à ce moment là ! (rires)

J’aimerais revenir sur cette scène dans cette voiture, avec cette chanson. Ce plan est très long. Il m’a rappelé un peu ceux du thaïlandais Apichatpong Weerasethakul. Pourquoi un plan si long ici ?

Sans en dire trop sur le film, à cet instant la caméra représente le point de vue du spectateur. Il est dans le film, depuis le tout début. On suit le personnage principal. Mais quelque chose que l’on n'attendait pas se produit soudain. Là, le public est forcé à rester à l’arrière de cette voiture, avec cet homme qui conduit. On ne peut pas bouger, on est obligés de rester là, d’attendre… avec cet homme au volant. Je souhaitais créer un sentiment d’inconfort, de malaise. Sans savoir ce qui se passe, on sait… On doit rester là, on ne peut pas bouger. Comme lorsqu’on subit les effets d’une drogue. Vous ne pouvez pas bouger, c’est un cauchemar. Vous restez là, vous attendez…

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Vous avez fait jouer les acteurs en anglais. Pourquoi ? Pour le marché international ?

Non. C’était pour que le public ne sache pas où il se trouve, qu’il sente qu’il n’appartient pas à cet endroit. Si cet homme se réveille, ne sait plus où il se trouve, appelle les secours et parle à une dame qui lui répond en indonésien, il sera rassuré. « Ok, je suis toujours dans mon pays ». Si cette femme lui parle en anglais, il va vraiment se demander où il est. Mais c’est de l’anglais indonésien, pas de l’anglais américain. L’accent indonésien est prononcé. Je voulais que le public ne situe pas géographiquement le film.

Une sorte de nulle part. Où avez-vous tourné le film ?

Dans une forêt, à l’ouest de l’Indonésie.

Parlons de l’acteur principal. Beaucoup de choses reposent sur ses épaules : comment l’avez-vous dirigé ? Quels conseils lui avez-vous prodigué ?  A-t-il pu improviser ?

Non. Tout était très préparé et chorégraphié à l’avance, je ne pouvais pas le laisser improviser. Je pense que pour les acteurs c’est plus facile quand on leur donne une certaine marge de manœuvre, ce qui n’était pas le cas ici, à cause des caméras. 

Ca me fait penser à cette scène, dans cette cabane. Pour s’en échapper, le personnage incarné par l’acteur, Rio Devanto, doit gratter le sol et passer sous le mur. La caméra le suit tout du long de ce plan : comment avez-vous fait ? Dehors, un comparse a-t-il récupéré la caméra ou est-ce un effet spécial autre ?

Moi et mon directeur photo, on a fait ça. Comme pour le plan avec la voiture. Mon DP marchait avec la caméra et moi j’attendais dans la voiture, reprenant la caméra. Pour la cabane, lui était à l’intérieur de la cabane, moi j’étais dehors à l’attendre.

L’effet est simple mais efficace. Dans ce type de contexte on pense à Evil Dead, un trucage simple pour un effet immédiatement efficace. Toujours dans cette cabane, vous mettez le feu à un coffre dans lequel il y a quelqu’un. Vraiment. N’était-ce pas dangereux ?…

(rires) Oui, je sais ! Eh bien…

Peut-être ne souhaitez-vous pas m’en dire plus sur ce passage…

Pour ce plan, on a utilisé un cascadeur. L’acteur voulait le faire mais pas moi. Je lui ai dit « si tu brûles, on ne pourra pas continuer le film ». C’est la seule scène sur laquelle on a utilisé un cascadeur. Tout le reste, c’est lui qui l’a fait.

En réalisant ce film, est-ce vous avez pensé à d’autres films, comme référence ou inspiration ? Par exemple, lorsque notre héros est debout sur son gros rocher, en contre-plongée, scrutant la forêt à la recherche de son assaillant, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à ce même plan dans Conan le barbare, de John Milius. Au début, de mémoire on voit un éclaireur faisant de même dans une forêt, juste avant que sa horde ne le dépasse de part et d’autre du roc pour attaquer un village. Du coup, j’ai cru qu’une armée allait surgir de derrière votre héros. C’était étrange comme impression.

(rires) Je ne sais pas. Quelque fois, on est inspiré par d’autres films, c’est vrai. Par exemple, lorsque j’ai réalisé mon deuxième film, des critiques ont dit que mon film était inspiré du M, le maudit, de Fritz Lang. Alors qu’en fait, pour ce film j’avoue m’être inspiré du film allemand Killer Condom (rires), alors Fritz Lang… ok, ouais ! (rires). Sur Modus Anomali je ne crois aps m’être inspiré d’un autre film. Un de mes films favoris, c’est Punch Drunk Love (il soulève une manche et me montre un tatouage à son poignet où est marqué le titre de ce film).

Oh ! C’est un vrai ?

Oui (il soulève son autre manche). Et là, c’est Lost Highway.

Wow... Ok. Avez-vous des sœurs ?

Non…

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Parce que, si je me souviens bien, le personnage principal de Punch Drunk Love est écrasé par ses envahissantes sœurs. Il essaye d’exister malgré elles...

Oui, c’est vrai ! Mais sur Modus Anomali je n’ai pas eu d’inspiration particulière. Peut-être, en fait, mais je ne m’en souviens pas.

Ok. Peut-être avez-vous un autre tatouage ailleurs mais n’osez l'avouer ?…

Oui, là j’ai Lost Highway, et ici Le festin nu. Mais j’aurais dû mettre Le festin nu sur mes fesses (rires).

(rires) Lors de la présentation du film vous avez dit, pour la blague j’imagine, que vous aimeriez tourner un film porno en français. Avez-vous rencontré des gens à Gérardmer qui vous permettraient de concrétiser ce projet ? En deux ou huit jours ?...

(rires) J’aimerais en faire un, vraiment. Pas pour la blague. Ici ou ailleurs, au Japon. Mais ce ne serait pas juste un porno. Il y aurait une histoire.

Concernant vos projets à venir, j’ai lu que vous avez prévu de faire plusieurs films comme celui-ci, de petits budgets. Avez-vous déjà commencé le suivant ?…

Oui, en effet, je travaille actuellement sur un drame, The Last Wedding on Earth (Le dernier mariage sur terre). Et ensuite je ferai un film d’horreur que j’aimerais appeler Impetigore. L’impetigo est une maladie de la peau. Cela racontera l’histoire d’une fille qui retourne dans son village d’enfance, sous le joug d’une malédiction. Ensuite, j’aimerais faire un film d’action, appelé Eksekutors. Sur cinq personnes qui souhaitent tuer tous les hommes politiques en Indonésie.

Ah… Irez-vous en prison en Indonésie après avoir réalisé un film pareil ?

Je m’en fous (rires).

J’ai lu aussi que vous avez et allez travailler pour d’autres. Sur des projets, en tant que scénariste. Faites-vous partie d’un pool de créateurs, d’une équipe ?

J’écris aussi des scripts pour mes amis. Ils viennent me voir, me demandent d’écrire pour eux et je dis ok.

Aimez-vous écrire ? Ecrire, c’est rester seul dans une pièce.

Je suis plutôt timide…

Non, je ne crois pas.

Si. Hier par exemple, quand tout le monde est parti faire la fête, j’ai préféré rester ici, à écrire. Quand les gens parlent ensemble, je préfère souvent aller marcher, seul. Observer, prendre des notes… Voir des choses, cela ouvre des portes sur des idées nouvelles.

Rester seul dans une pièce ne vous apporte pas d’idées ?

Si ! Je peux rester des jours entiers chez moi, face à moi-même.  

Jules Vernes, un de nos écrivains français célèbres, a écrit de nombreux livres sur le voyage alors que lui-même n'a commencé à quitter la France que sur le tard. C’est son imagination, qui a voyagé.

Je trouve ça bien. Je partage tout à fait cette approche.

Modus Anomali. Pourquoi ce titre ?

Ce n’est pas indonésien (rires). Modus renvoie à Modus Operandi, le mode opératoire habituel des serial killers. Anomali marque le fait que tout ceci n’est définitivement pas ordinaire...


Propos recueillis lors du festival Fantastic'Art de Gérardmer 2013.
Merci à Laurent Lopéré, de Tanzi Distribution, qui a permis cet entretien.
Merci à Joko Anwar d'avoir eu l'amabilité de répondre à mes questions.
date
  • janvier 1977
crédits
Interviews