L'homosexualité dans l'oeuvre de Yonfan

Certains réalisateurs poursuivent au long de leur filmographie une idée ou une thématique qu'ils développent et explorent sans relâche faisant fit des modes qu'elles soient artistiques ou commerciales. Selon chacun cette exploration est affirmée et revendiquée comme dans le cas de Wong Kar-Wai ou de Fruit Chan, ou elle peut-être plus cryptée, insérée dans la trame de fond au récit plutôt que constituant le corpus du sujet comme chez Ann Hui ou Sylvia Chang. Yonfan lui fait sans aucun doute partie de la première catégorie par le traitement qu'il fait du thème de l'homosexualité. Puisse qu'ils viennent d'être cités, remarquons tout de suite qu'à la fois Fruit Chan et Sylvia Chang lui doivent beaucoup pour leurs débuts dans le métier. La carrière cinématographique de Yonfan se séparant distinctement en deux périodes, il ne sera question ici que de ses films tournés depuis "Bugis Street" en 1995, à savoir la trilogie comportant outre Bugis Street, "Bishonen" (1998) et "Peony Pavilion" (2001), ainsi que son dernier film "Colour Blossoms" (2004).

Biographie

Yonfan Manshih de son nom complet, est né en 1947 dans la province du Hunan, il émigra très tôt avec sa famille à Hong-Kong, puis à Taïwan avant de revenir s'établir définitivement à Hong-Kong. Il fréquenta rapidement les plateaux de cinéma hongkongais comme photographe. En 1968, il part continuer ses études aux Etats-Unis où il ne coupa pas les ponts avec l'industrie cinématographique (il participa à M*A*S*H* de Robert Altman). Par la suite il vécut plusieurs années en France et en Angleterre. De retour à Hong-kong, il retrouva sa place de photographe avant d'entamer sa carrière de réalisateur en 1984 avec "A Certain Romance". Son cinéma correspond alors aux critères de la consommation de masse de l'âge d'or du cinéma hongkongais. Cela lui vaut de beaux succès commerciaux avec "Lost Romance" en 1985 où il dirige Chow Yun-Fat et Maggie Cheung, "Double Fixation" en 1987 avec Jacky Cheung et Cherie Chung, "Last Romance" en 1988 avec Maggie Cheung et Cherie Chung ou un peu plus tard avec "In Between" qu'il a coréalisé en 1994 avec Sylvia Chang et Samson Chiu. C'est après ce film que commence le tournant décisif dans la carrière cinématographique de Yonfan.

L'homosexualité dans le cinéma de Yonfan

L'oeuvre récente de Yonfan est un regard porté sur l'amour et l'identité sexuelle qu'il peut véhiculer. Une des possibilités lorsque l'on traite de l'homosexualité au cinéma est de le faire d'une manière militante, en faisant du film à la fois l'objet et l'expression d'une communauté. Dans le cinéma hongkongais, un film comme "Let's Love Hong-Kong Yuk" est à ce titre exemplaire; l'équipe technique et le casting étant uniquement issus du milieu lesbien. Bien évidemment, il est difficile à une oeuvre militante de prétendre à l'universalité. Contrairement à ce genre de cinéma plus revendicatif, Yonfan traite de l'homosexualité dans un rapport d'individu à individu. S'il aborde parfois la critique sociale, ce n'est que par la bande, comme conséquence du sujet premier qui est la relation individuelle.
Une autre manière d'aborder le sujet de l'homosexualité consiste à travers le vécu individuel d'un amour homosexuel de conclure sur la préférence individuelle qui fera rejeter toute autre forme de relation. Même si l'aspect militant n'est pas au premier plan comme dans "Butterfly" par exemple, le spectateur n'a d'autre choix que de croire ou non en la nécessaire expression d'une qualité propre à l'individu, préexistante à l'histoire d'amour elle-même et qui ferait de lui un être homosexuel par nature. Yonfan lui aborde le sujet tout autrement, avec lui il n'y a pas de certitude quant au déterminisme de la sexualité de ses personnages. Même si l'homosexualité est au centre de son oeuvre, celle-ci n'est jamais que l'aboutissement de l'amour qui peut unir deux personnes plutôt que l'expression d'une prédisposition intérieure qui orienterait vers l'autre du même sexe. De ce point de vue, la conclusion de He's a Woman, She's a Man où Leslie Cheung déclare à Anita Yuen: "Qu'importe que tu sois un homme ou une femme, c'est toi que je t'aime" pourrait être mise en exergue de l'oeuvre de Yonfan.

Analyse de l'oeuvre récente de Yonfan

L'homosexualité constitue la trame de Bugis Street, ce quartier périphérique de Singapour, lieux de résidence des transsexuels que viennent rejoindre les marins de passage. Leur histoire est montrée à travers le regard de Lian, cette adolescente arrivant droit de sa campagne qui va faire son apprentissage de la vie à l'hôtel Sin Sin. Des trois films de la trilogie, Bugis Street est celui où les corps sont le plus explicitement exposés. C'est aussi celui où la solitude des personnages est la plus grande. Bugis Street est le film de l'enfermement, enfermement non pas dans la marginalité liée à la transsexualité, mais bien plutôt celui des personnes qui ont laissées leurs rêves derrière elles et dont la vie n'est plus qu'éternel recommencement. C'est cette perte d'innocence qui va toucher aussi la jeune Lian, la faisant basculer de l'univers de l'enfance à celui des adultes. Le regard que Yonfan porte sur ces prostituées transsexuelles est tel que très rapidement elles apparaissent au spectateur comme de simples femmes. La question essentielle pour elles c'est l'amour qu'elles peuvent inspirer et non pas un questionnement sur leur identité personnelle. Le lien qui est fait entre elles et Lian vient encore renforcer l'impression de naturel qui se dégage des personnages: la perte des illusions est la même, le temps qui passe et le passé vers lequel on ne peut revenir aussi, jusqu'au même homme qui sera également partagé. De ce point de vue, dans Bugis Street Yonfan ne fait pas de la transsexualité un critère de différenciation de ses personnages, pas question de parler de ghetto, ni de discrimination, pas même d'intégration car fondamentalement l'être humain est le même partout.

Le deuxième volet de sa trilogie, Bishonen, est beaucoup plus axé sur les sentiments des personnages. Contrairement à Bugis Street, l'amour ici qu'il soit partagé, réclamé, accepté, est le moteur du film. Les histoires d'amours croisées sont rapportées à travers le vécu des quatre principaux personnages masculins du film. Le personnage de Sam joué par Daniel Wu est celui autour duquel va s'organiser les différentes histoires, avec Ah Ching son premier amour, puis avec un chanteur débutant sur la scène pop (Terence yin) avant la rencontre décisive avec Jet (Stephen Fung). A la première vision, Bishonen semble être le plus simple des films de Yonfan dont il est ici question. Il nous offre une image un peu glacée et photogénique des milieux gay hongkongais d'aujourd'hui. Cette impression de simplicité ne doit pas faire mésestimer la sincérité avec laquelle les sentiments des personnages nous sont rapportés. Il faut plutôt y voir la volonté de ne pas livrer à travers cette histoire de jugement sur les actions des personnages. La fin tragique de Bishonen n'est pas à mettre sur le compte d'un jugement moral dans lequel l'amour homosexuel serait condamné, elle relève bien plus des ces histoires d'amour d'autant plus tragiques qu'elles sont passionnées. Le personnage joué par Daniel Wu est le plus complexe du film, des indices laissent penser à une double personnalité: sa relation avec Hsu Chi avec laquelle débute le film, son changement de nom après sa rupture avec Ah Ching, sa relation envers ses parents. Son écartèlement est celui d'un homme épris d'idéalisme préférant vivre pendant longtemps l'amour qu'il a pour Jet sous forme platonique et qui échoue ensuite à faire correspondre cet idéal avec la réalité de sa vie, familiale notamment. La voix féminine qui commente l'histoire, en mandarin qui plus est alors que les personnages parlent cantonnais, vient renforcer cette impression de décollement entre un vécu intérieur et la réalité extérieure. Ce n'est pas son homosexualité qui sera la cause de la fin tragique de Sam, mais la même propension qu'il avait déjà enfant de devancer le désir des autres au mépris de ses propres aspirations. Bishonen possède tous les ingrédients d'une histoire d'amour tragique dans laquelle les personnages portent déjà en eux les prémisses d'un destin que les rencontres de la vie amèneront à maturité.

Peony Pavillon est le film qui conclut la trilogie. Il met en scène une chanteuse d'opéra (Rie Miyazawa) qui est devenue la cinquième épouse du maître d'une famille en pleine décadence. Sa belle-soeur (Joey Wong) est la seule qui s'intéresse vraiment à elle et ensemble elles partagent plus que de l'amitié. Les secrets de leur relation sont à peine suggérés par Yonfan. Ce film est le plus subtil de la trilogie, la sexualité n'est plus montrée directement. Pourtant Il constitue le prolongement naturel de Bishonen. Comme dans ce dernier, c'est le dilemme entre sentiments intérieurs et sens du devoir qui en fait toute l'intensité dramatique. Alors que dans Bishonen cet écartèlement arrivait en conclusion du film, ici il en constitue la matière. L'irruption du personnage de Daniel Wu dans la vie de ces femmes est le facteur qui va obliger le personnage de Joey Wong a effectué un choix qu'elle n'a pas voulu. Cependant jamais la question de la différence de sexe entre les deux personnes aimées n'entre en ligne de compte dans ce choix. La préférence ne se fera pas sur des critères d'affinités personnelles mais par rapport à une morale qui dépasse ces différences. Et c'est volontairement que l'une choisira d'immoler son amour présent, tandis que l'autre brûlera les derniers souvenirs qui lui restaient d'un amour dont elle avait été l'objet. Avec Peony Pavillon la trilogie se conclut sur un choix moral dépassant les critères de l'homo ou de l'hétérosexualité. Le sens de cette trilogie peut se lire à l'envers en remontant les films, Bishonen se concluant sur ce même type de choix tandis que dans Bugis Street le choix précède le début de l'histoire si l'on veut bien considérer la décision de leur opération par les transsexuels comme le moment décisif qui ne nous a pas été montré.

Après avoir réalisé en 2003 un documentaire expérimental "Breaking the Willow" sur l'opéra kunqu, Yonfan revient en 2004 avec un film qui a fait beaucoup de remous, "Colour Blossoms". Incontestablement Yonfan avait besoin d'aller plus loin que ce qu'il avait proposé dans sa trilogie. Colour Blossoms est un film paroxystique où Yonfan va développer et amplifier les thèmes déjà présents dans ses films précédents. Ici l'amour passé de l'une sera au présent l'amour d'une autre. On y voit celle qui a déjà choisi ne pas pouvoir échapper aux conséquences de son choix, tandis que celle à qui s'offre aujourd'hui l'alternative ne peut choisir de vivre au présent. Il serait à la fois fastidieux et peu intéressant de raconter le sujet du film. Il suffit de savoir que dans un décor qui n'est pas sans rappeler l'esthétique de Wong Kar-Wai, vont se mêler amours, sexe, surnaturel, drame. Colour Blossoms ne peut être classé dans aucune catégorie conventionnelle. La réalisation de Yonfan lui confère un caractère onirique que viennent amplifier la photographie et la musique. C'est dans cet univers mi-réel, mi-fantasmé qu'évoluent les personnages dont la liberté initiale va se trouver réduite à mesure que les émotions et les pulsions seront reconnues et acceptées pour aboutir à un orgasme final dans une scène SM qui clôturera le film. Ici aussi il sera question de transexuels, non seulement dans les personnages, mais également dans les interprètes puisse que Yonfan a fait appel à Ha Ri-Su le transsexuel coréen. Comme dans ses autres films, on ne sera pas étonné de voir qu'ici aussi le sexe de la personne désirée importe peu. Ce film plus fortement que les autres par son coté paroxystique montre que pour Yonfan les sentiments ne s'embarrassent pas du monde extérieur mais que l'amour, les sacrifices et la souffrance appartiennent en propre à chacun et que la solitude dans laquelle ce drame se joue en chacun est peut-être la chose la mieux partagée au monde.

Conclusion

Commercialement le cinéma qu'a choisi de faire Yonfan cette dernière décennie n'est pas viable, les échecs locaux de ses films ne sont que partiellement compensés par le succès d'estime reçu à l'étranger. Il semblerait d'ailleurs que Yonfan ait choisi de ne plus tourner à Hong-Kong suite aux difficultés rencontrés là-bas avec Colour Blossoms et ce malgré la reconnaissance de la critique et les nominations aux Hong-Kong Awards. Dans une interview accordée au Herald Tribune en février 2005, Yonfan déclarait: "L'art est très important pour ouvrir les yeux des gens et les faire réfléchir. Beaucoup de films hongkongais rendent simplement le cerveau paresseux". Espérons que Yonfan puisse continuer d'explorer une thématique qui lui est chère au mépris de la dictature commerciale qui règne aujourd'hui sur le cinéma.
Contrairement à la récupération qui en est parfois faite ou au contraire à l'étiquette un peu méprisante qui lui est collée, le cinéma de Yonfan, malgré les thèmes abordés, est tout sauf un cinéma corporatiste et militant. Yonfan est avant tout un réalisateur qui explore avec une probité intellectuelle rare les relations amoureuses entre individus et les inévitables conflits qu'elles engendrent. Il y aurait beaucoup à dire encore sur son cinéma, sur le choix et la direction de ses acteurs par exemple ou sur l'esthétique de ses films, mais pour rester dans le sujet de cet article en laissant la discussion ouverte, la conclusion de Bishonen semble tout naturellement adaptée:

"L'amour qui vit dans le coeur, le temps lui-même ne peut le détruire si facilement,
Peu importe que la rencontre fût brève, son empreinte restera pour la vie.
Personne ne peut changer le cours de cet amour qui vit dans le coeur,
Si vous l'avez déjà senti, alors vous tenez la réponse."

date
  • octobre 2005
crédits
Personnalités