Interview Hong Sang-Soo

Les coréens, et maintenant les cinéphiles français, voudrait faire passer Hong Sang-soo pour une sorte de Wong Kar-wai (« pas de scénario ») mâtiné de Kaurismaki (« il carbure au Soju et bourre la gueule de ses acteurs »). Vrai et faux, c’est surtout, et comme toujours, beaucoup plus subtil : Hong Sang-soo détaille ici une méthode de travail unique au monde, où le « comment » prime sur le « pourquoi ». Son art de maîtriser le naturel encadre l’inconnu avec une précision quasi comptable, même les effets du soju sur les acteurs sont sous contrôle. Il aime parler en pourcentages et en s’aidant souvent de schémas, c’est un professeur lumineux et son refus de porter un jugement avant de connaître tous les détails d’une question correspond exactement à ses films. Adorable, modeste, Hong Sang-soo est impressionnant sans intimider. 45 minutes avec un grand homme... malheureusement sans soju à partager.
Quand on compare votre biographie et les personnages de LA FEMME EST L’AVENIR DE l’HOMME (un cinéaste qui revient des Etats-Unis et un professeur en art), on remarque qu’ils racontent un peu deux époques de votre vie.
Quand j’imagine un personnage, je pense à trois ou quatre modèles de gens. Bien sûr, cela vient aussi de l’acteur lui-même. Le résultat est une combinaison de lui, moi et ces modèles, qui convergent en un personnage. Evidemment, dans un de ces modèles, parce que je l’ai écrit, il y a beaucoup de moi. Cela dépend des films, certains montrent plus de moi, mais pour celui-ci, honnêtement, il m’est difficile de dire qu’il est plus autobiographique, peut être dans quelques années je le saurais. Je ne suis qu’un des modèles. Le plus important est comment je choisis certains aspects. C’est ce processus de choix qui montre ce que je suis. Pas les détails eux mêmes, mais comment je les arrange. Ceci dit, comme vous le dites, ce type qui revient des Etats-Unis, ce professeur, ces détails viennent de moi.
Quand vous commencez un film, avez vous un vrai scénario ?
Je commence avec un « traitement », entre 20 et 40 pages avec le déroulé de l’histoire, les actions majeures et quelques dialogues. Je sais que ce n’est pas complet. Durant le processus, je vais avoir plus d’informations. Chaque matin, j’écris quelques pages de scénario. Je tourne habituellement deux ou trois scènes par jour. Je mets des choses nouvelles, j’ajoute les dialogues. Cela me prend 40 minutes, parfois une heure. Je distribue cela à l’équipe. Ensuite on répète avec les acteurs pendant environ 30 minutes. Puis on commence à tourner.
C’est très rapide ! Vous réfléchissez la nuit, ou c’est selon l’humeur?
Je ne pense pas au tournage du lendemain. Quand j’arrive sur le plateau, j’essaie de ne pas trop penser par avance, mais plutôt de sentir, d’écouter. Je bois avec les gens, on discute, je laisse les choses venir à moi et je les rassemble. Il y a pleins de choses à voir. Peut être que le temps est différend de celui auquel je m’attendais, des enfants jouent là et pourraient être dans le film, l’acteur a une humeur différente de la veille. Je m’assois et décide quoi utiliser. It’s very fun !
Vous travaillez avec des techniciens réputés. Ils doivent être réactifs pour changer ainsi en permanence ?
Oui, ce sont de grands professionnels, dont certains qui ont déjà travaillé avec moi. Au début, ils ont besoin d’un peu de temps pour s’adapter à mon style, mais, jusqu’ici, la plupart m’ont dit qu’ils aimaient bien. C’est frais, ils prennent goût à cette façon de faire.
Comment obtenez vous un tel naturel avec vos acteurs ?
Je travaille la création du personnage avec les acteurs. Dans le traitement, bien sûr c’est une approximation, je peux avoir disons 40% du personnage de fait. Quand je prend l’acteur pour ce rôle, dans ce choix il y a déjà, mettons, 30%. Je vois des qualités dans sa personne. Après avoir fait ma décision, je bois avec lui, on marche, on parle, je lui raconte des histoires, il me parle de son passé. J’obtient des images de lui, cela peut être faux mais ce n’est pas grave, du moment que j’ai une impression forte. Ce que j’ai de l’acteur et de ce qui vient du traitement convergent, on a environ 80%. Et le jour du tournage, je tente des improvisations, c’est 20%. Ce n’est pas comme des idées fixes, c’est un processus, étape par étape.
La séquence du repas est incroyablement naturelle, c’est exactement comme cela que cela se passe, jusqu’au bourré qui s’allonge sur le canapé...
C’est le résultat de ce processus. J’ai besoin de bien connaître mes acteurs. S’il fait quelque chose de mauvais, je sais comment le lui dire et lui a besoin d’avoir confiance en moi. Si c’est une scène de boisson, je les laisse boire un petit peu, car je ne crois pas que les gens peuvent réellement jouer quand ils sont ivres. Cela dépend des gens, combien ils peuvent boire avant d’être ivres, je contrôle cela. Si le plan se passe dans un salon, j’aménage un petit endroit ici (il dessine le salon) où on s’installe, on boit, on répète les dialogues, les expressions, puis je les amène sur le plateau.
Donc tout est déjà là quand vous tournez.
Oui.
Les scènes de sexe, nombreuses dans vos films, sont elles difficiles à tourner pour vous ?
Ce n’est pas aussi difficile que les gens pensent. Bien sûr cela a été dur pour l’actrice, mais comme elle est sérieuse et sincère, il n’y a pas eu de problème.
Justement, pourquoi ce choix de Sung Hyun-ah, qui est une ancienne miss Corée, je crois ?
Je ne m’intéresse pas à ce que les acteurs ont fait dans le passé. J’essaie de sentir quelle personne ils sont, car c’est le matériau dont j’ai besoin, pas de ses compétences. Ce qui est important est aussi sa volonté de choses nouvelles, d’aller au delà de ce qu’il a déjà fait. Et bien sûr, je fais aussi attention à comment ils s’entendent entre eux. Je ne peux pas généraliser, je parie, personne ne peut donner de garantie.
Au café devant ses étudiants, Munho dit quelque chose comme « plus on apprend, moins on en sait ». Est-ce aussi votre sentiment ?
C’est avant tout le dialogue de Munho, qui lui convient, je ne l’utilise pas comme un porte parole. Mais cela représente partiellement ma pensée. Comment dire... Nous sommes entraînés, ou notre esprit fonctionne comme cela, pour aller vers les définitions les plus simples des choses. Nous avons une tendance à juger trop vite, nous n’avons pas assez de temps. Par exemple (il dessine deux cercles), je suis ici, cette personne est là. Elle fait une action, je m’engage vers elle (il trace un trait entre les cercles) mais de par derrière moi, quelque chose vient entre nous (une flèche vient couper la ligne). Cela peut être des idéaux, des idéologies, de la morale, c’est toujours des idées très polarisées (il trace une ligne bloquée par deux traits), divisées en bon/mauvais, fidèle/infidèle, beau/laid. Alors je vois l’action de cette personne en face de moi et je sens que je dois prendre une décision : je la verrai soit comme une bonne action, soit une mauvaise. On est forcé à faire des jugements. Mais ce qu’elle a fait n’est pas « bon » ou mauvais ». Elle est toujours ici ou là (il fait des marques entre ses deux traits, comme dans Donnie Darko !) et elle bouge de là à là, cela change tout le temps... Il est mieux d’interpréter une action en sentant tous les détails. L’être humain ne peut pas échapper au fait d’être parfois un juge, mais il faut repousser cette décision aussi longtemps qu’on peut, pour qu’elle soit plus proche des faits, comme si plusieurs « et si, et si.... » suivaient. Pour revenir à Munho, peut être disait-il : « Quoi nous pensons savoir, soyons plus réalistes ».
Hong Sang-Soo sur le tournage de "La femme est l'avenir de l'homme"
Vous montrez des femmes que les hommes n’arrivent pas à comprendre, mais le film, lui, épouse leurs changements d’humeur, leurs contradictions. C’est très sensible dans ce dernier film ou dans la La vierge mise à nu par ses prétendants. Parfois, ne vous sentez-vous pas plus proche d’un esprit féminin?
Parfois on me dit : « Vous connaissez très bien les femmes ». Des femmes sont surprises que je sache certaines choses. Je réponds : probablement que je les vois juste comme des êtres humains ! Peut être que les hommes, en face des femmes, veulent avoir des postures, ils ont un désir trop fort, Ils sont trop occupés à ça, alors que si vous vous asseyez et regardez, vous constatez que plus de 90% est pareil ! En tous cas, quand je créé un personnage féminin, je le fais de la même façon que pour un homme.
La femme qui est donc « l’avenir de l’homme ». Question rituelle pour vos films : d’où vient ce titre ?
Quand j’ai lu pour la première fois cette phrase dans un poème d’Aragon, à Paris, je ne sais pas pourquoi, je l’ai aimée de suite. La première raison est peut être que ces deux hommes vivent dans le présent, ils parlent d’une femme du passé, mais toujours « présente » dans leur mémoire. Ils boivent puis vont à sa rencontre, c’est l’avenir. Au début, elle était du passé, elle passe par le présent puis est dans le futur. Une raison plus importante est que j’aime ces mots très forts : « homme, femme, avenir ». Mais ça n’a pas de sens concrètement, je répète la phrase et je ne vois pas ce qu’elle veut dire...
Par définition, l’avenir, on ne sait pas ce que c’est.
Exactement ! L’avenir, pour moi, c’est comme en chinois : les caractères veulent dire « pas encore » et « à venir », donc c’est « qui n’est pas encore advenu », donc ça n’existe pas d’un point de vue présent, c’est « rien ». Donc « l’avenir de l’homme », c’est « l’homme » égale « ça n’existe pas », et donc la femme n’est « rien » ! Cette phrase n’a aucun sens, je l’aime bien. Ce film est fait d’épisodes très concrets, mais cela ne donne aucun message, comme ces mots. C’est à vous de vous faire votre idée.
Deux phrases semblent pourtant, pour la première fois dans vos films, des messages d’Hong Sang-soo parlant à la société coréenne : « Les coréens aiment trop le sexe, ils n’ont rien d’autre à faire » et l’ interrogation de Munho sur le devenir des étudiants en cinéma.
Encore une fois, je le vois comme le dialogue de Munho, qui veut faire le malin en dissertant sur la société coréenne. C’est la première chose que j’avais à l’esprit. Mais est-ce que cela représente mes points de vue ? Sur le sexe, non, je ne crois pas qu’il y ait une grande différence entre la Corée et le reste du monde, je n’ai pas les qualifications pour comparer ! Sur les étudiants, oui, je trouve qu’il y a trop d’étudiants en école de cinéma en Corée. Ce ne sera pas facile pour eux d’avoir un travail, il y a tellement peu de places. Mais si Munho dit cela face à Hunjoon, c’est parce ce dernier doit avoir des tripes pour être cinéaste. Dans un sens, Munho lui fait une attaque indirecte : « Soit réaliste !». Lui a enduré les réalités de la vie en Corée pendant que Hunjoon rêvait aux Etats-Unis. Les étudiants en cinéma, il s’en moque !
Qu’avez vous enseigné comme professeur en cinéma ?
Surtout l’écriture de scénario. Mais j’ai arrêté quand j’ai fini The Turning Gate.
Une petite question fun : selon vous, l’ivresse du soju est elle différente de celles des autres alcools ?
Oui, je crois. Quand vous buvez du soju, au début cela a un drôle de goût. Puis si vous êtes en bonne compagnie, vous enchaînez les verres, vous suivez un tempo, mais à un moment, vous devenez complètement ivre d’un coup. Avec du saké, vous savez que vous vous enivrez, vous pouvez vous préparer. Mais le soju, c’est très dur. C’est « boire pour être bourré ».
Il faut dire que vous le buvez cul sec et que chacun remplit le verre de l’autre !
On n’aime pas boire seuls. Quand on vous offre à boire, vous devez vider votre verre, c’est très mal vu de refuser, cela veut dire « je ne veux pas me mélanger avec vous ». Ces habitudes de boisson vous forcent, elles vous amènent directement aux émotions les plus basiques, on ne boit pas pour parler... Mais le lendemain matin, les émotions semblent des nuages. Au moment ou vous les avez ressenties, c’était réel, mais quand vous changez votre condition, elle semblent lointaines.
Un détail : sur les cartons de The Turning Gate, pourquoi cet étrange vert, très « pop »?
Il rit. Quand je le regarde maintenant, je le trouve aussi étrange, mais quand je faisais le montage j’adorais tellement cette couleur ! Cela a été dur de l’obtenir !
La musique du film a des sonorités coréennes mais on y entend aussi de l’accordéon. Est-ce une façon de rendre hommage à la France ?
Je ne sais pas... Avant de tourner, j’ai choisi un débutant, mais qui a voyagé, je crois qu’il revenait juste d’Allemagne. Il cherchait du travail, il aimait mes films donc on a décidé de travailler ensemble. Je lui ai demandé de faire des expérimentations. Je lui ai parlé de l’accordéon et je voulais une jolie mélodie qui se répète, avec un rythme très rapide en dessous.
En dehors de l’art, qu’aimez vous dans la France, les français ?
C’est une généralisation. La plupart des généralisations trahissent leurs apparences, elles semblent très jolies mais elles n’aident pas. Je connais peu de français personnellement et vous dites « en dehors de l’art », donc que dire... Avec ma petite expérience, je crois que votre pays a une culture qui n’est pas déviée par les tendances commerciales. Bien sûr, il existe cette tendance aussi, mais il y a une autre part qui résiste et dit : « ceci est étrange, mais vous devriez aller le revoir ! ». Dans les autres pays, cette part est de plus en plus petite. Je respecte et j’envie cela.
La Corée semble avoir une résistance assez forte, notamment dans le cinéma ?
J’espère ! Mais la Corée, au 20ème siècle, a été empêchée de pratiquer ce que nous savions faire. On a été forcé de ne pas parler coréen pendant l’occupation japonaise, puis une guerre terrible a ruiné tout ce que nos ancêtres avaient fait... Nous avons affronté des problèmes différends.
Quels autres réalisateurs coréens aimez vous?
J’hésite à dire, car en tant que réalisateur coréen, pour vous répondre, je dois regarder plus de films, j’en vois très peu. Je vois ceux faits par les réalisateurs que je connais. Il semble que beaucoup de jeunes réalisateurs ont du talent, j’espère qu’ils ne l’utiliseront pas pour de l’argent.
Vous avez sûrement vu Jealousy is my middle name ?
Bien sûr, Park Chan-ok a été mon assistante. Beaucoup de critiques l’ont comparé à moi, et elle n’était pas contente. Je ne pense pas que ce soit pareil. Les coréens voient 90% de « films de genre » et laissent 10% pour d’autres sortes de films. Quand vous faites un film différend, ils veulent absolument le relier à un autre. Qu’est-ce que je peux faire contre ça ? Je ne m’inquiète pas pour Park Chan-ok, elle fera d’autres films et ils verront qu’elle a un univers différend du mien. Quand j’ai fait mon premier film, des critiques ont comparé avec un tel, un tel...
date
  • mai 2004
crédits
Interviews