un conte effrayant à la frontière de la Science-Fiction
Avis avec SPOILERS
En adaptant un de ses romans au cinéma, Abe Kobo offre à Teshigahara une nouvelle réussite. Si l'on s'en tient à la mise en scène, Teshigahara utilise toute la batterie visuelle de son époque pour créer l'impression d'étrangeté: le défiguré filmé au travers des rayons X, les plans au travers des vitres du laboratoire ou avec des outils technologiques au premier plan, les gros plans sur les fausses mains et les masques, les téléobjectifs et les caméras portées documentaires créant des ruptures rythmiques dans un film assez lent. L'étrangeté est renforcée par le score de Takemitsu Toru oscillant entre cordes classiques et son arsenal habituel fait de répétition et de bruits venant de nulle part. Mais au travers de ce récit sur un homme défiguré qui d'abord hésite puis ensuite choisit finalement de se faire implanter un masque correspondant au visage d'un autre, Abe Kobo explore les questions du double et de l'identité: il le fait surtout dans une seconde partie du film beaucoup plus forte narrativement que la première même si cette dernière contient des éléments intéréssants (notamment le personnage de la femme très jolie physiquement qui cache avec ses cheveux sa joue défigurée et provoque l'effroi d'hommes qui veulent l'accoster lors d'une scène très forte ou encore les fous de l'asile qui se comportent encore comme si la guerre n'était pas finie, le difficulté d'intégration au monde du travail de ce défiguré qui vit le visage couvert de bandeaux).
L'intérêt de l'idée du masque est très bien exploité: si c'est un masque construit à partir du visage d'un autre, il s'adapte à celui de son possesseur. Nakadai Tatsuya est saisissant au cours de ces transformations. Mais c'est à une demi-heure de la fin que se situe le grand ressort dramatique du film: le professeur rêve d'un monde sans visage qui serait un monde sans crime vu que le coupable ne serait plus identifiable, Nakadai dit qu'avec le masque il ressent l'acoolisme de façon plus forte qu'avant, ce à quoi le professeur répond que les autres ne peuvent être aussi alcooliques que lui car ils n'ont pas d'alibi pour ressentir les choses de façon intense. Dès lors, Nakadai va pousser à l'extrême la notion de perte d'identité: il va essayer de séduire de nouveau sa femme.
Cet épisode débouchera sur un magnifique final où il poussera jusqu'au bout l'idée d'un monde sans visage comme monde où la transgression devient norme car assortie de l'impunité. L'identité, perçue durant tout le film comme une aliénation de l'individu (car c'est paradoxalement avec l'alibi du masque que l'on peut se révéler, la femme de Nakadai dans le film dira d'ailleurs qu'à l'origine pour les femmes le maquillage était un masque qui leur permettait de se dissimuler, ce à quoi on peut rajouter qu'en les embellissant il leur permettait vraiment d'etre elles-mêmes), redevient alors dans un final anticipant un monde sans visage le dernier rempart contre l'expression par l'homme de ses bas instincts. Avoir des actes en accord total avec ses pensées, n'est-ce pas le retour à l'homme comme loup pour l'homme?
Un tour de force visuel et thématique
Le propos est un classique au Cinéma : traité par exemple aussi bien avant (Les yeux sans visage de Franju) qu'après (Volte/Face de John Woo), le thème de l'identité rattaché au visage d'un individu a effectivement de quoi faire philosopher. Teshigahara ne s'en prive pas à travers cet admirable essai, artistiquement très riche : une ambiance très particulière parvient à s'installer grâce à une lumière magnifique, à une composition des plans originale et à des dialogues très théoriques. Dans cet univers plein de faux-semblants, de rebondissements, de dissimulations, Nakadai se meut comme un poisson dans l'eau ; on scrute chaque imperfection de son visage pour bien se convaincre qu'il ne s'agit pas d'un masque, on salue l'exploit de maquillage lorsqu'il se promène avec un visage qui commence à friper au niveau du cou, on admire sa sincérité à vouloir reconquérir sa femme sous une autre forme physique.
Clou du spectacle, cette scène magique où une chanteuse japonaise aux cheveux courts et à la beauté magnétique entame les paroles d'une chanson dans un allemand parfait : le comble du trouble de l'identité, face à un homme sans visage qui ne se sent bien que dans l'obscurité. La mélodie trotte encore dans la tête bien des jours après...
Radical et risqué
Le Visage d'un Autre est une oeuvre importante dans le cinéma avant-gardiste voir "mise-en-gardiste" (osons le terme puisqu'il est bon ton de jouer avec les mots, paraît-il) de Teshigahara, et même si il peut paraître très souvent étiré sur la longueur, étiré sur les plans et dans son discours typé science-fiction décourageant car usant de figures de styles laissant une très grande place à notre propre réflexion sur un tel sujet. Teshigahara exploite alors les ficelles d'un scénario "cousu" main par Abe Kobo, une nouvelle fois adapté de son roman, et démontre les bouleversements occasionnés par le nouveau visage de Okuyama (Nakadai) aussi bien sur son entourage que sur sa propre petite personne. On apprécie le travail de Nakadai dans la dégradation de son personnage, non pas physique mais morale, et si son personnage semble être dans un état de bien-être permanent en première partie de métrage, on le verra petit à petit tomber dans le doute et la paranoïa sentimentale : mettre à l'épreuve et tester l'amour de sa femme (trouvant ainsi une relation avec
Time de Kim Ki-Duk) est ainsi l'un des tournants du film aussi bien au niveau narratif que visuel. Le film se veut alors plus dur, l'éclairage diminue jusqu'à ne cibler que les personnages au premier plan, les cadrages deviennent aussi plus délirants notamment dans une séquence d'amour que n'aurait pas renié ni un Oshima ni un Jissoji période seventies, à l'époque où noir et blanc et dimension Nouvelle Vague donnaient du cinéma passionnant d'un point de vue formel.
Le Visage d'un Autre vaut aussi pour ses quelques séquences surréalistes : les premières étapes de transformation de Okuyama sont amenées de telle manière à ce que le masque apposé sur son visage paraisse des plus naturels, les décors de la salle d'opération peuvent donner la nausée à tout claustrophobe tant ils créent une rupture avec l'espace temporel et matériel, sans cesse "dérangé" par l'omniprésence de formes géométriques, le personnage de la jeune fille handicapée dérange le spectateur par son innocence quasi malsaine (d'où l'absence encore ici de personnages "rassurants" dans le cinéma de Teshigahara), la foule "sans visage" en fin de métrage aussi percutante que dans le fond osée (un impact aussi fort que les jeunes prisonnières lâchées dans les rues de Elle S'appelait Scorpion de Ito Shunya ?), et tout le récital formel de Teshigahara contribuent à la bonne réussite du film.
Face Off
Voilà un film basé uniquement sur ses dialogues entre protagonistes échangeant plus ou moins directement à propos d'identité et de solitude. Teshigahara joint plus d'une fois ses réflexions à sa mise en scène parfois baroque. Le film, me semble-t-il, frôle le thriller psychologique intimiste, notamment via la relation entre Okuyama (Tatsuya Nakadai) et son psychiatre, fasciné par l'expérience.
Confession d’un masque
Nouvelle collaboration entre Hiroshi TESHIGAHARA, l’écrivain Kobô ABE et le musicien Toru TAKEMITSU après le chef-d’œuvre LA FEMME DES SABLES, ce VISAGE D’UN AUTRE est dans la droite ligne artistique de son prédécesseur.
L’univers obsessionnel de ce grand romancier fait appel régulièrement au fantastique, à l’absurde, pour mieux mettre en lumière les failles et les doutes de notre condition humaine. LA FACE D’UN AUTRE, titre du roman, poursuit le raisonnement en présentant ce personnage qui perd petit à petit son identité suite à la perte accidentelle de son visage. Très fidèle au livre adapté par ABE lui-même, le long –métrage de TESHIGAHARA est le cheminement étrange de cet anti-héros sur la voie de la découverte d’un autre soi, détaché des contraintes sociétales et des repères traditionnels qui forgent habituellement notre personne.
Très cérébral, voilà une œuvre certainement pas destinée à un très large public, éloignée du divertissement pur pour accéder au conte philosophique impitoyable comme ABE en avait le secret.
Mais tout le talent du cinéaste est de rendre lisible un propos si intelligent et profond, et il y parvient. Son adaptation est somptueuse, baignant dans un climat de bizarrerie permanente, sorte de rêve éveillé (…proche du cauchemar), ou les dialogues participent à ce décalage d’avec le réel.
Le noir et blanc magnifie des décors extérieurs impersonnels qui accentuent l’impression de solitude du héros, tranchant avec l’intérieur très étrange de la clinique, univers clos d’où part l’histoire. L’approche unique du score musical de TAKEMITSU est encore une fois à l’œuvre, mélange de bruits évocateurs dissonants au lyrisme et à l’élégance du thème principal tout en cordes.
Tatsuya NAKADAI joue ce personnage au masque inquiétant de banalité, il est prodigieux. On retrouvera aussi l’interprète de la FEMME DES SABLES dans le rôle de l’assistante et amante du psychiatre, Kyoko KISHIDA, à la sensualité toujours aussi torride, sanglée dans cet uniforme strict d’infirmière parfaitement dans le ton glacial de l’ensemble.
La jeune fille à la marque sur la joue, démarcation réelle ou fantasmée du handicap de l’homme, apporte une note d’humanité dans cette vision clinique de notre société, mais aussi une mélancolie sourde et sans beaucoup d’espoir au bout…Autant de scènes magnifiques, tout comme ces retrouvailles du couple principal, entre pathétique et émotion.
Le final superbe est comme un point de non-retour : le héros gagne une liberté puisque son identité n’a désormais pas plus de vérité que son visage, maintenant libéré des limites et des lois régissant la société, dans la perspective d’un monde privé de toute identification et donc de toute transgression.
Mais aussi un ultime plongeon qui dans le suicide : la fille à la marque, qui dans la folie : notre homme sans visage.
Un raisonnement brillant pour un film fascinant.
Dieu est mort
Mon thème de prédilection personnel – en plus de celui du brouillement entre fiction et réalité – est celui du trouble de l'identité personnel; et l'un de mes écrits personnels parmi mes préférés est sans aucun doute celui écrit il y a un peu plus d'une dizaine d'années et publié dans une revue littéraire allemande d'un jeune homme, qui décide un beau matin de sortir sans mettre son "masque" obligatoire et qui se fait arrêter pour "trouble de la voie publique".
Inutile de dire, que j'en attendais beaucoup de cette nouvelle collaboration entre Kobo Abe et Teshigahara.
Le film ne m'a pas déçu – bien que j'attende avec impatience de lire l'ouvrage de l'écrivain sans aucun doute meilleur encore que son adaptation, car la réflexion d'Abe semble bien trop riche, pour que le cinéaste ait pu la retranscrire dans sa totalité à l'écran.
Au-delà du simple trouble de l'identité personnelle (vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis des autres), l'histoire est également celle des apparences trompeuses en général. L'enivrement est donc également une sorte de masque pour se donner un autre visage (se donner du courage, libérer la parole et la pensée, ne plus être responsable de ses actes,…); mais le "visage" peut également être celui d'un paysage urbain (magnifique plan sur un énorme chantier en construction) ou celui d'une nation dans son ensemble. Parallèlement à l'histoire de M. Okuyama, Teshigahara raconte donc également l'Histoire du Japon lui-même par le personnage de la mystérieuse jeune femme au visage défiguré. Rien que sa blessure semble signifier celle du Japon défigurée à tout jamais par la seconde Guerre Mondiale. Elle est agressée par un "fou" avec – en fond sonore – des extraits des discours de Hitler. Elle couche avec un homme, qu'elle appelle "grand frère"; comme la légende de la création du Japon en lui-même. Elle décide finalement de se noyer, tandis que son frère est "irradié" par une forte lumière, semblable à celle de la bombe atomique.
L'histoire du Japon transformé se retrouve également dans l'histoire principale: M. Okuyama fréquente un bar allemand, servant de la bière dans des chopes arborant (l'ancien) aigle allemand et écoutant des chansons allemandes (avec une chanteuse filmée en plan rapproché, qui finit par "Pays, où es-tu").
L'identité d'une personne passe en grande partie par son identité nationale – or, le Japon n'en a plus dans la période de l'après-guerre, déchiré entre les traditions abandonnées, la déception du fort discours manipulateur nationaliste, les diverses influences occidentales et – surtout – celle de l'occupant américain.
Une belle leçon de morale également: seuls les soi-disant "fous" et l'Amour peut voir au-delà des apparences pour voir le fond de la vérité.
La fin est tout simplement terrifiant dans un total renoncement de soi et son affirmation comme quoi Dieu serait mort: création d'une force supérieure, l'homme est pourtant capable de décider de sa propre identité, jusqu'à décider de al rejeter toute netière.
Sans atteindre la perfection de son précédent "Femme des sables", Teshigahara réalise quand même une œuvre passionnante, expression ultime en travaillant avec pleins de collaborateurs artistiques divers, dont un architecte pour les décors, un graphiste pour son générique si particulier, le fidèle Takemitsu Toru à la musique et l'écrivain et poète Abe Kobo au scénario (et qui apparaît fait un rapide caméo dans le café allemand).
Une œuvre majeure du mouvement de la Nouvelle Vague Japonaise.