Tenebres83 | 4 | Un premier film très prometteur |
Elise | 4.75 | La Cour des Miracles *** SPOILER *** |
Petit bijou du Festival Franco-Coréen du Film, "Five is Too Many" est une comédie satirique rappelant quelques problèmes coréens. Contenant de nombreux personnages, il ne s'éparpille pourtant jamais, et tient debout grâce à une colonne vertébrale qui ne failli pas. Cette colonne agit comme un prétexte pour la réunion improbable des différents problèmes sociaux dont parle le film. Chaque problème est représenté par un personnage, quatre au total.
Tout d'abord, on suit dong-Kyu, jeune garçon de 16 ans, qui a fuit sa famille pour vivre avec son ami ; mais n'allant pas à l'école, n'arrivant pas à vivre sans argent, et ses relations avec son ami s'aggravant, il monte un stratagème pour se faire héberger par une serveuse de restaurant, Shi-Nae ; de plus, suite à une annonce, il se lance dans la photo pour gagner un peu d'argent, ce qui marque encore plus son sentiment d'exclusion quand ses photos sont refusées sous un prétexte paraissant terriblement hors de propos en se mettant à sa place.
Shi-Nae, quant à elle, va régulièrement dans un petit restaurant de son quartier, dont la serveuse, Young-Hee, est une immigrée chinoise exploitée par son patron, qui décide brusquement un jour de quitter le restaurant, sans savoir où aller ; Shi-Nae l'invite à rester dans son petit appartement, où est déjà Dong-Kyu.
Le patron du restaurant, lui, n'est finalement pas un mauvais homme. S'il exploite sa serveuse, c'est parce qu'il n'arrive pas à relier les deux bouts et est criblé de dettes. Il ne veut aucun mal à la Chinoise, et encore moins profiter de son statut d'étrangère. Au contraire, il déprime le jour où elle s'en va, et après s'être expliqué avec Shi-Nae, il se retrouve lui aussi dans l'appartement, n'ayant plus d'endroit où vivre après la faillite de son restaurant.
On peut alors se demander ce que Shi-Nae vient exactement faire dans cette histoire, car elle n'a apparemment aucun problème ni aucune raison d'inviter tous ces gens chez elle. En Corée, il est très mal vu pour une femme seule de loger d'autres personnes chez elle, qui plus est des hommes. Alors pourquoi déroge-t-elle à la règle ? D'ici, la situation semble assez improbable, mais elle permet de réunir ces quatre personnages qui n'auraient pas eu l'occasion autrement d'entrer en contact. Cela reprend l'idée d'une division coréenne, et de la réunion impossible des différentes positions. Impossible dans la réalité, mais possible dans un environnement virtuel, monté de toute pièce pour la situation ; une sorte de bulle artificielle dans laquelle les hypothèses nécessaires à cette situation sont réunies. Ce "no man's land" est récurrent dans le cinéma coréen, et se retrouve particulièrement dans les films traitant de la séparation Nord-Sud, comme les célèbres JSA et Welcome to Dongmakgol, mais est plus dur à détecter dans les critiques sociales. En outre, on apprend au fil de l'histoire que Shi-Nae elle-même est confrontée au problème familial et rejette les traditions d'une famille dans laquelle elle ne se sent pas intégrée. Cela explique ainsi pourquoi c'est chez elle qu'échouent toutes ces âmes en peine.
"Five is Too Many" s'en prend donc à la cassure dans la structure familiale si rigide en Corée. Dong-Kyu s'est enfui d'une famille complètement éclatée, dont le père absent a rendu l'unité traditionnelle obsolète. Lorsque Dong-Kyu retourne chez lui, poussé par Shi-Nae, on est marqué par l'absence totale de communication entre la mère et la fille, aucun des deux ne parlant. La maison est mue d'une ambiance fantomatique et Dong-Kyu semble totalement en dehors du cadre. Au final, il retourne chez Shi-Nae, car totalement étranger chez lui. Le phénomène est loin d'être anodin, dans la mesure où la tradition familiale coréenne, si rigide, ne s'est pas correctement adaptée à l'évolution de la société. La maison de Shi-Nae se transforme alors en véritable Cour des Miracles, où se réunissent les rejetés de la société, les parias d'un autre monde, qui forment un nouveau type de famille. Des gens qui représentent un modèle nouveau, et rejettent l'idée d'une voie prédestinée, du mariage social, de l'héritage familiale. Des gens qui créent leur propre univers social, avec ses fondements, ses règles et ses devoirs.Mais c'est également un système fermé du monde qui l'entoure ; il tourne sur lui-même à l'infini, et n'accepte que ce qui rentre dans le moule ainsi créé. Cela se remarque lorsque Shi-Nae se voit proposer le choix qui va marquer le tournant de sa vie : soit suivre la relation arrangée par son ami avec un jeune homme de ce monde extérieur, soit le rejeter et prouver ainsi la viabilité du système autonome qu'elle a créé sans le vouloir.
Le régime social coréen explose, et une nouvelle forme de socialisation apparait dans ce petit appartement. Mais la question qui se pose alors est de savoir à partir de quel moment peut-on dire que le système est viable. La réponse du réalisateur est claire et sans concession. Le rejet de l'élément extérieur n'est qu'une première étape ; la vraie révolution est quand le modèle se perpétue lui-même ; quand l'apport initial est suffisant pour que le système subvienne à ses besoins, qu'il devienne autonome. Dans le film, cela se traduit par la naissance d'un bébé. Sur le coup, c'est évidemment un choc pour tous les occupants, car l'appartement est trop petit pour faire tenir cinq personnes ; d'où le titre du film : "Cinq, c'est trop". Mais cela signifie également autre chose ; une fois passée cette étape, le modèle définit par ce système autonome dépassera les limites de la bulle qui l'enferme, et commencera à s'immerger dans la société, cohabitant avec l'ancien, avant de le supplanter éventuellement. Le titre ne devrait-il donc pas être "Cinq, c'est juste assez" ?
Pour Ahn Seul-Gi, il s'agit du premier long-métrage réalisé ; également scénariste et producteur, il a pu lancer son film grâce au soutien du KOFIC (le CNC coréen), et signe ainsi une oeuvre sociale exceptionnelle dans le fond, mais également apporte de bonnes idées de mise en scène avec peu de moyens. Cette belle critique est faite avec beaucoup d'humour, où des effets volontairement clichés viennent créer des scènes à se plier littéralement en deux de rire tellement l'excès volontaire vient apporter de la fraîcheur dans un univers profondément dramatique. On sent la patte d'un jeune talent qui veut exprimer une idée contemporaine très sérieuse mais sans ennuyer le spectateur derrière une collection de scènes lacrymales et dures. Le drame se ressent très bien dans les personnages et leur situation, non seulement grâce à la qualité de leur écriture, mais aussi et surtout par le talents de tous ces jeunes acteurs qui donnent vie au récit. Yu Hyung-Keun rappelle d'ailleurs On Ju-Wan dans The Peter Pan Formula, où il interprétait un jeune lycéen totalement en dehors de la réalité, mais qui lui n'avait par contre pas la chance de se raccrocher à un groupe ni fonder une communauté. "Five is Too Many" donne ainsi l'idée de proposer une suite à toutes ces histoires sans réponse et de créer un point de rencontre pour ces gens qui perdent pied dans la société au point de devenir un poids mort et inerte.
Ce premier long métrage d'Ahn Seul-Ki est finalement une magnifique pièce dans la sphère sociale du cinéma coréen en abordant et rassemblant différents aspects de l'exclusion pour leur ouvrir la voix d'un échappatoire. Porté par une équipe de talents formidable, "Five is Too Many" mérite bien plus que sa sortie quasi inaperçue.