Chang Cheh Par John Woo
Transcrit par Alain

Le présent article a été écrit par John Woo à l'occasion du hors-série (été 1993) spécial asie de la défunte revue "Le Cinéphage".

Pour comprendre de quelle manière le cinéma de Chang Cheh a été révolutionnaire, il faut avant tout se replacer dans la situation du HongKong de l’après-guerre. Dans les années 50, la Chine autant que la colonie britannique traversaient une période difficile, et la majeure partie de la population vivait dans un état de dénuement quasi-total. Le public qui se déplaçait dans les salles avait donc besoin de réconfort. Aussi aimait-il essentiellement les films dramatiques et les romances impossibles où les protagonistes s’extirpaient de situations en apparence désespérées. Au sein de ces histoires, la femme tenait, la plupart du temps, le rôle principal. Et cette dominance des actrices sur le cinéma de l’époque, particulièrement dans les films mandarins, a perduré jusqu’au milieu des années soixante. Les raisons : ces stars avaient un caractère très affirmé, étaient souvent des comédiennes d’exception et, contrairement aux actrices d’aujourd’hui,  savaient également très bien entretenir autour d’elles une aura de mystère. C’est dans ce contexte précis que Chang Cheh a réalisé ses premiers grands films de cape et d’épée.

En ramenant sur le devant de la scène le héros chinois classique, il a été le premier a vraiment mettre l’accent sur les personnages masculins. En outre, comme son style de réalisation était totalement novateur, il est rapidement devenu le cinéaste le plus célèbre de HongKong. A l’époque, les Shaw Brothers, pour lesquels il travaillait, possédaient la première maison de production de la ville, et ils avaient quasiment la mainmise sur toute l’industrie du cinéma. Si l’on excepte les films du réalisateur de Boxer From Shantung et ceux de Li Hanxiang, la compagnie produisait généralement des œuvres très médiocres. Pour les gens de ma génération, les films de Chang Cheh furent une formidable révélation. Surtout parce qu’en terme de films d esabre, notre seul référence  était jusque là  les films japonais, en particulier ceux de Kurosawa, d’un niveau largement supérieur à nos productions made in Hong Kong. L’apparition du cinéma de Chang Cheh m’ayant personnel ment bouleversé, je rêvais de le rencontrer, d’apprendre à ses côtés. Mais ce n’est qu’en 1971, après avoir travaillé comme script pour la Cathay, la compagnie concurrente de la Shaw, qui ferma ses portes en 1970, que j’eus la chance, grâce à un ami, Chu Kong Tsien, un scénariste qui était lui aussi son assistant, de lui être finalement présenté. Dès notre première rencontre je fus très impressionné par l’homme. C’était un véritable gentleman, toujours très élégant, et surtout un intellectuel, l’incarnation contemporaine des anciens lettrés chinois (peu de personnes savent qu’il est, entre autres, un véritable maître calligraphe. Le plus frappant, au bout du compte, c’est que sa personnalité ressemblait à s’y méprendre à celle des personnages de ses films : un esprit chevaleresque toujours rivé aux notions d’honneur et de loyauté. Il m’appréciait beaucoup, comme il appréciait d’ailleurs tous les gens qui, à l’époque, tentaient de faire bouger les choses. Je devins alors l’un des ses assistants. Je travaillais principalement sur la post-production, le montage et le mixage. J’avais donc très rarement l’occasion d’aller le voir tourner. Sur le plateau, il perdait souvent son sang-froid et ses colères étaient redoutées de tous. S’il poussait effectivement son équipe dans ses derniers retranchements, c’est parce que sa manière même de réaliser était très différente de celle des autres cinéastes de la Shaw Brothers, en particulier en ce qui concerne les scènes d’action, sur lesquelles il était très exigeant. Il est indéniable qu’il travaillait nettement plus que la majeure partie des réalisateurs de l’époque, souvent engoncés dans leur train-train. Son désir d’innovation était, par conséquent, forcément perceptible à tous les niveaux : dans son amour des mouvements d’appareil tout d’abord, parce qu’il tourne toujours l’action sous plusieurs angles ; dans son utilisation du ralenti, qui n’avait jamais été poussée aussi loin ; mais aussi dans la conception des costumes et des décors, qu’il surveillait de très près. On a souvent médit à propos du grand nombre de films qu’il avait tourné. Personnellement je tiens à dire que je n’ai jamais vu aucun de ses films réalisés par quelqu’un d’autre que lui. Ce qui est exact en revanche, c’est qu’au fil des années, il s’est formé autour de lui une véritable famille de techniciens, un groupe très soudé qui le connaissait sur le bout des doigts, ses directeurs de combats, ses assistants comme Wu Ma ou même ses acteurs, comme David Chiang, qui savaient tous dans quelle direction il voulait aller, anticipant même parfois ses demandes.

Chang Cheh a ainsi révélé toute une génération d’acteurs incomparables. Il avait une sorte de sixième sens pour détecter chez un débutant la fibre héroïque qui allait faire vibrer le public. Ce fut particulièrement le cas avec Dacid Chiang, qu’il aimait beaucoup et qu’il considérait comme le James Dean chinois. Lorsqu’il recrutait un nouvel acteur, il lui demandait de faire la démonstration de ses qalités physiques. Ce qu’il recherchait avant tout, c’était la fraîcheur et une énergie hors du commun, dont le symbole demeure Fu Sheng, qui était par essence l’acteur de l’énergie. Il tenait aussi beaucoup à ce que certains de ses interprètes correspondent physiquement à l’image traditionnelle du héros chinois, ce qui était le cas d’acteurs comme Ti Lung ou Chen Kuan Tai. En centrant ses récits sur l’amitié indéfectible entre ses héros, Chang Cheh a souvent relégué les personnages féminins au second plan. On a souvent pensé que nous avions la même opinion sur le rôle de la femme au cinéma, mais ce n’est pas exact. Si dans un film comme A Toute Epreuve, avant tout axé sur l’amitié entre les deux policiers, j’ai suivi la même voie, il m’est aussi arrivé de n’avoir pas pu développer les personnages féminins comme je le voulais. Je pense en particulier à The Killer. Au départ, c’était une histoire de triangle amoureux qui a bifurqué faute de pouvoir obtenir de l’actrice principale ce que j’attendais d’elle. Il est vrai cependant que mes films sont toujours fondés sur l’amitié et la loyauté, un élément qui existe aussi en Occident à travers des films comme Butch Kassidy Et Le Kid. Si ce n’est qu’en Occident, les valeurs sur lesquelles s’appuyaient Chang Cheh ont aujourd’hui disparu : lorsque je suis arrivé aux Etats-Unis, c’est en voyant la jeunesse américaine que je m’en suis rendu compte.

Ce que m’a révélé le cinéma de Chang Cheh, c’est un esprit : celui des vrais hommes chinois, portés par un idéal chevaleresque. Un esprit que j’ai toujours voulu recréer au travers des personnages joué par Chow Yun Fat dans Le Syndicat Du Crime ou The Killer. Cette influence n’est pas seulement présente dan les scènes d’action, même si la manière dont je chorégraphie les combats est proche de celle du réalisateur de La Rage Du Tigre, mais aussi dans les moments  qui précèdent directement l’action, où je reprend bien des attitudes physiques des héros de Chang Cheh. L’exemple qui me vient à l’esprit est extrait d’A Toute Epreuve. Au début du film, quand Chow Yun Fat arrive dans la maison de thé, il marche en tenant à la main une cage à oiseaux. Quand il avance ainsi, au ralenti, il est comme Ti Lung dans Vengeance. Dans ce film, Ti Lung est tué dans une maison de thé où l’attendent des dizaines de tueurs embusqués, et il avance vers sa mort, au ralenti, en tenant lui aussi une cage à oiseaux.

Si j’ai certes hérité de beaucoup d’éléments symboliques du cinéma de Chang Cheh, je ne suis cependant pas un cas unique. A l’époque de sa gloire, tous les jeunes réalisateurs qui commençaient dans le cinéma d’art martial cherchaient à copier son style, à filmer de la même manière l’action, car personne avant lui n’avait osé allé aussi loin lorsqu’il s’agissait de mettre en scène les épisodes sanglants d’un film, ces moments qui faisaient trépigner d’excitation le public de l’époque. C’était surtout le jeune public et la nouvelle génération de critiques qui l’adulaient. Mais au fil des ans il est un peu tombé dans l’oubli. C’est pour cela qu’en 1989, toutes les personnes qui avaient travaillé avec lui se sont réunies pour réaliser un film, Just Heroes, dont les bénéfices lui auraient permis d’avoir une retraite tranquille, de se reposer et de se consacrer tranquillement à l’écriture. J’ai participé bien sûr à la réalisation avec Wu Ma, David Chiang, Danny Lee et tous ses anciens assistants. Le budget étant très serré, le film a rapporté une belle somme d’argent. Mais une fois de plus, Chang cheh nous a surpris. Au moment où nous lui avons donné l’argent, il s’est presque mis en colère, parce qu’il ne tenait absolument pas à prendre sa retraite. Il a donc doné l’argent à des étudiants en cinéma dans le besoin, puis il est parti en Chine, où il continue encore aujourd’hui des films de cape et d’épées. Alors qu’à HongKong on trouve souvent son style dépassé, en Chine, où aucun de ses films n’a jamais été vu, il est devenu très populaire. Dans ce refus d’abandonner le cinéma, Chang Cheh, alors qu’il est vieux, malade, et presque totalement sourd, nous a encore donné une grande leçon : l’argent n’a aucune importance.

Malheureusement aujourd’hui, excepté les gens liés directement à l’industrie cinématographique, le grand public et la jeunesse de HongKong ignorent jusqu’au nom de Chang Cheh. Il est inadmissible de penser que l’on ne respecte pas plus les films et les maîtres du passé, mais cela correspond finalement tout à fait à la mentalité qui règne là-bas. Le cinéma est l’équivalent d’un hamburger, vite ingurgité, vite oublié. Le respect des anciens est une notion qui n’a plus cours. Et il convient de souligner que jamais le gouvernement ne ferait quoique ce soit pour aider le cinéma, ou pour encourager les jeunes à aller voir des rétrospectives ou découvrir leur patrimoine cinématographique. Aujourd’hui le cinéma de HongKong est un orphelin, un enfant abandonné qui ne survit que par ses propres moyens. L’obsession de la nouveauté qui prévaut en Asie a tué toutes les bonnes choses du passé. C’est une véritable tragédie, et c’est bien pour cela qu’il faut voir, revoir, apprendre et respecter le cinéma de Chang Cheh.



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